8 mars - "Aux Antilles, les femmes sont particulièrement exposées à la violence" (Stéphanie Mulot, anthropologue, Guadeloupe)

Stéphanie Mulot
Dans un entretien à La1ere.fr, l’anthropologue Stéphanie Mulot, du Laboratoire caribéen de sciences sociales de l’Université des Antilles pôle Guadeloupe, évoque la situation des femmes aux Antilles à l’occasion de la Journée internationale des droits des femmes.
Docteure en anthropologie sociale et ethnologie de l'Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS) de Paris, Stéphanie Mulot est professeure à l’Université des Antilles pôle Guadeloupe, où elle conduit et dirige des recherches au Centre d'analyse en géopolitique internationale (CAGI) et au Laboratoire caribéen de sciences sociales (LC2S). Elle est également présidente de l’Association internationale francophone d'anthropologie de la santé (AMADES). Les travaux de Stéphanie Mulot, qui est guadeloupéenne, portent sur les questions du genre, des relations familiales, de la santé et de l'alimentation, et de la mémoire de l'esclavage. Elle précise qu’elle "utilise une approche féministe, intersectionnelle et post-colonialiste". Interview.

Que représente la Journée internationale des droits des femmes pour vous ?
Stéphanie Mulot :
La journée internationale des droits femmes est un moment particulier pour agir et penser à la situation des femmes, à ce qu'elles ont dû accomplir par le passé pour pouvoir faire valoir leurs droits, à leur situation présente, et à ce qu'il est nécessaire de faire pour préserver les acquis et lutter contre les inégalités et les violences qu'elles subissent. Bien sûr c'est une vigilance que j'adopte personnellement au quotidien et pas seulement le 8 mars, mais il n'est jamais superflu de consacrer une journée à ces questions.
Cette journée est ainsi l’occasion de rappeler que, grâce aux mouvement féministes, depuis le XIXe siècle, les femmes ont dû se mobiliser pour faire valoir leurs droits : leurs droits à l’éducation, à l’instruction, de travailler et d’être rémunérées à niveau égal, d’avoir un compte en banque à leur nom, de conduire, de voter et de participer à la vie politique et professionnelle, de disposer de leurs corps, de la contraception et d’être protégées des violences auxquelles elles sont exposées. Les jeunes générations mesurent mal tout ce qu’elles doivent à ces mouvements qui ont libéré les femmes de contraintes et de dominations qu’elles subissaient depuis des siècles.
Cette journée est ainsi l’occasion de rester mobilisé et vigilant. En effet, dans de nombreux pays, les femmes vivent encore des situations extrêmement inégalitaires par rapport aux hommes. Et même dans les pays plus progressistes, on voit aussi combien ces acquis sont limités, mal appliqués, peu respectés et remis en question par des conservatismes religieux, culturels, qui veulent revenir sur des droits pourtant inaliénables comme celui à disposer de son corps, à la contraception et à l’avortement par exemple. Regardez ce que le gouvernement Trump a mis en place aux USA dès sa première année, en supprimant des subventions à des associations qui aident les femmes à avorter. C’est inquiétant.

Quel regard portez-vous sur la situation des femmes aux Antilles - en Guadeloupe et en Martinique - actuellement ?
Aux Antilles, la situation des femmes évolue dans des directions différentes. D’une part, ce sont des sociétés où les femmes sont particulièrement exposées à la violence, dans le cadre familial et conjugal - inceste, viols, violences physiques et morales - et il existe des variations selon les milieux sociaux. La question du rapport au corps des femmes, du respect de leur dignité et de leur intégrité est loin d'être réglée. Elle révèle souvent des rapports de genre défavorables aux femmes. Ainsi, en Martinique, l’enquête "Genre et violences interpersonnelles", dirigée par Nadine Lefaucheur au CNRS, a montré que les femmes sont victimes de violence le plus souvent quand elles s’opposent à la domination des hommes et à la liberté que ceux-ci revendiquent de pouvoir avoir d’autres relations simultanées. Ainsi, la violence dans le cadre conjugal apparaît particulièrement quand les femmes demandent des comptes à un conjoint souvent absent, quand elles sont enceintes - et que la grossesse peut être vécue comme une pression pour l’homme visant à lui faire assumer des responsabilités envers cette partenaire, ou lorsqu’elles décident de rompre, et que la rupture peut être vécue par le conjoint comme une remise en question de sa propre virilité et du fait que la femme lui appartienne et lui obéisse. Il y a donc encore une représentation des rapports entre les sexes fondée sur le fait que les femmes doivent se soumettre aux règles des hommes dans le cadre conjugal. Ceci n’est pas incompatible avec le fait que les femmes peuvent apparaître comme faisant preuve d’autorité dans la vie de famille, envers les enfants, et que les pères peuvent paraître avoir une autorité secondaire.
D’autre part, les femmes des Antilles sont aussi plus touchées par le chômage, le travail à temps partiel, la précarité et les inégalités de salaire. Elles sont surreprésentées dans certains secteurs, comme le monde du social et médico-social, de l’enseignement, des services, ce qui maintient le lien avec une image de la féminité consacrée à soigner, éduquer, accompagner qui les met à distance des métiers de l’entreprenariat, de l’ingénierie, notamment. En Martinique, toutefois, les femmes sont plus entreprenantes et elles sont maintenant majoritaires à 52% parmi les cadres.

Sur le plan historique on a beaucoup parlé de la femme "poto mitan" des sociétés créoles aux Antilles. Mythe ou réalité ?
Le poto mitan (poteau central) serait la version créole de la mère courage, dévouée, sacrifiée pour ses enfants et tenant toute la maisonnée sur ses épaules, en l’absence du ou des pères de ses enfants. Elle occupe beaucoup l’imaginaire des rapports sociaux aux Antilles et dans l’espace caraïbe francophone. Il y a à la fois du mythe et de la réalité. Si l’on regarde les particularités des familles antillaises, il est vrai qu’il a toujours existé une proportion importante d’entre elles dont les pères semblaient être plutôt absents et dont les enfants étaient élevés par leurs mères, grands-mères, tantes, parfois sous le même toit, en lignée maternelle. Ceci est plus fréquent dans les milieux défavorisés. Cela provient de nombreux facteurs et se traduit par le fait que les hommes pouvaient avoir des relations simultanées avec différentes femmes, et donc des enfants de lits différents, sans forcément vivre avec eux, et qu’ils peuvent ou pouvaient rester habiter chez leur propre mère durablement. Les mères se retrouvaient donc à assumer seules l’éducation des enfants et à faire face aux difficultés sociales et économiques liées à cette situation. Par extension, et même dans d’autres milieux, le poto mitan symbolise cette figure de mère solide et combative qui lutte pour l’éducation de ses enfants. Et cette injonction faite aux femmes de "tenir" est aussi un arrangement pour des hommes qui se délestent ainsi de leurs obligations paternelles et conjugales.
Du côté du mythe, le poto mitan est donc cette image de mère glorieuse qui aurait des qualités extraordinaires de résistance et d’abnégation. Ce mythe de la mère esseulée mais idéale est à déconstruire et dépasser, car il reproduit l’image d’hommes forcément irresponsables et coupables, et de femmes condamnées à la douleur d’une vie sacrifiée où seuls les enfants seraient sources de plaisir. En outre, il est aussi un modèle étouffant de la maternité et de la féminité sacrificielles, qui empêche les femmes d’advenir dans une existence plus épanouie, ou des relations plus égalitaires avec les hommes, les enfants et les autres femmes. Il est remis en question, aujourd’hui, par les plus jeunes et par les associations de soutien aux femmes qui veulent s’émanciper des carcans d’autrefois. Il est critiqué aussi par les hommes qui veulent imposer leur place de père dans les familles contemporaines.

A lire aussi : Stéphanie Mulot, "La matrifocalité caribéenne n’est pas un mirage créole", in L’Homme, 2013