En plein cagnard du mois de juin, Emmanuel Macron fait une sortie remarquée à la Busserine, un des quartiers nord de Marseille. Depuis son arrivée au pouvoir, il a multiplié les visites dans la cité phocéenne, faisant de la deuxième ville de France son laboratoire des politiques publiques. Car, à Marseille, tout reste à faire : éducation, sécurité, santé, pauvreté... Dans les quartiers nord bâtis dans les années 1960, le président fait une halte dans le gymnase de la Busserine, situé rue Françoise Ega. Parmi les habitants venus l'apercevoir, Jean-Marc Ega, un des fils de Françoise. L'homme aux cheveux courts et grisonnants est président de l'association créée en hommage à sa mère, et dont les locaux se situent à quelques pas du gymnase : le Comité Mam'Ega.
Trois mois après le passage du chef de l'État, qui n'a pas vraiment impressionné la famille Ega, l'ambiance est calme dans le quartier, qui fait partie d'un plus grand ensemble nommé Grand Saint-Barthélemy III. En ce début d'automne, le soleil tape les immeubles. L'air est étouffant. Des monticules de détritus posés dans la rue apparaissent çà et là. Une voiture passe au ralenti. "C'est plutôt calme aujourd'hui", indique Jean-Pierre Ega, le frère de Jean-Marc. Fin connaisseur des moindres recoins du quartier, ce sexagénaire montre l'ancien immeuble où il vivait avec ses parents et ses quatre frères et sœur. "J'ai habité là, au 4ᵉ étage", dit-il. Au rez-de-chaussée de ce même immeuble, une énorme inscription au-dessus d'une double porte vitrée annonce le "Comité Mam'Ega".
Après une vie d'artiste-chorégraphe, puis d'éducateur spécialisé dans le quartier, Jean-Pierre a quitté la Busserine pour aller vivre dans un coin plus tranquille. Mais il revient régulièrement dans le coin. "C'est mon chez-moi de cœur ici, mais on a pris la distance qu'il fallait pour survivre et voir le monde."
Au bout de la rue, en temps normal, un gamin passe la journée assis, à surveiller les allers et venues dans le secteur, afin de s'assurer que le trafic de drogue se déroule tranquillement. Ce jour-là, le "chouf" est installé un peu plus loin. Depuis des années, le trafic de drogue, et toute l'économie informelle qui en découle, a pris en étau les cités du nord de Marseille, régulièrement théâtre de règlements de compte entre bandes rivales. Au grand dam des habitants, qui peuvent parfois être pris entre deux feux. Au mois de juillet, quatre personnes ont été interpellées par les forces de l'ordre après une fusillade en plein milieu de journée. Aucune victime n'a été à déplorer. Mais l'incident témoigne d'une certaine tension dans les environs.
Pourtant, ça n'a pas toujours été comme ça. Jean-Pierre Ega se souvient de l'arrivée de sa famille dans le quartier en 1969. Il avait 12 ans. "C'était un quartier bien sympathique, raconte-t-il. Avec mes frères et sœurs, on allait chercher le lait à la ferme, on amenait du pain aux cochons, on récupérait des légumes...". Une ville dans la campagne. Mais, depuis, les immeubles ont poussé comme des champignons. L'espace s'est urbanisé.
La 1ère a rencontré les membres du Comité Mam'Ega, à Marseille :
"Lettres à une Noire"
Les époux Ega, originaire de la Martinique, sont arrivées dans l'Hexagone pendant la Seconde guerre mondiale. Le père, Franz, était infirmier militaire. La mère, Françoise, était engagée dans les Forces françaises libres. À la fin de la guerre, le couple voyage dans plusieurs pays d'Afrique, où nait leur premier enfant, avant de s'installer à Marseille.
Dans son quartier, Françoise Ega, qui "avait l'engagement chevillé au corps", s'implique pour sa communauté en créant une association antillo-guyanaise. Militante et lanceuse d'alerte de son temps, la Martiniquaise, portée par les idéaux égalitaires des années 1960, tente une expérience sociale et décide de se mettre dans la peau des jeunes domestiques antillaises travaillant à Marseille. Elle se fait embaucher pour des ménages et expérimentera alors une forme d'esclavage moderne, qu'elle raconte dans un livre publié en 1978 Lettres à une Noire - Récit antillais (éditions Lux).
"[Françoise Ega] a toujours été très engagée et très solidaire de tout ce qu'elle considérait comme des injustices", explique Jean-Pierre, l'un de ses plus jeunes fils – elle a eu cinq enfants. Il se rappelle avoir grandi avec Martin Luther King, Malcolm X et Kennedy. "À la mort de Kennedy, elle a pleuré comme si on avait tué son frère."
Dans ce quartier cosmopolite où vivent principalement des familles d'immigrés originaires d'Europe et d'Afrique, Françoise Ega, avec d'autres, devient un pilier social. La militante organisait des évènements intercommunautaires et était très impliquée dans la vie de la paroisse. Figure complètement oubliée de la littérature noire et des combats pour l'égalité entre les races, Françoise Ega a néanmoins su laisser une trace dans son quartier. Même à sa mort en 1976, raconte son fils Jean-Pierre, elle était portée par sa lutte contre l'injustice.
Le jour de sa mort, c'était encore un esprit de révolte qui l'animait (...). [En allant à la messe,] elle a trouvé devant la chapelle Sainte-Claire des petits Antillais qui étaient derrière la grille. [À l'époque,] il y avait deux cérémonies : une pour les enfants, une pour les adultes. Ce n'était pas la première fois que ces enfants se retrouvaient à l'extérieur de l'église. Elle a été contrariée de cette situation. Elle s'est attrapée avec le prêtre. Et elle a eu un coup de sang. Pendant la cérémonie, elle a dit à ma sœur : "Je vais tomber". Et elle est tombée. Elle a fait un arrêt cardiaque.
Jean-Pierre Ega, fils de Françoise Ega et membre du Comité Mam'Ega
Un peu plus d'une décennie après sa mort, les enfants de la Martiniquaise ont décidé de continuer à faire vivre sa mémoire en créant le Comité Mam'Ega, engagé à combattre l'illettrisme et à lutter contre les discriminations.
Aider les enfants en difficulté scolaire
Jean-Marc Ega, qui a repris le flambeau militantiste de sa mère, a participé à la marche pour l'égalité et contre le racisme commencée à Marseille en 1983 et dont on fête les cinquante ans cette semaine, ainsi qu'à la marche du 23 mai 1998, qui marqua les 150 ans de l'abolition de l'esclavage. Il préside aujourd'hui l'association, entouré d'une poignée de bénévoles.
Trois fois par semaine, le Comité Mam'Ega organise des ateliers lectures dédiés aux jeunes du quartier âgés de 6 à 12 ans. "Ces enfants ont des difficultés scolaires", explique la bénévole qui anime l'atelier ce jour-là. Certains de ses "élèves", comme Shayan, un petit garçon arrivé de Mayotte, savait à peine lire en débarquant à Marseille. Aujourd'hui, l'animatrice se réjouit de ses progrès.
Dans les locaux de l'association, on aime à rappeler que la Martiniquaise Françoise Ega, qui prête son nom à une rue du quartier depuis le 19 avril 2019, vivait juste au-dessus. Son fils, Jean-Marc, s'inquiète néanmoins de voir les jeunes se désengager de l'action associative. Il espère que la nouvelle génération pourra reprendre le flambeau et continuer de porter les combats de cette grande figure locale, dont la mémoire est encore vive. Mais pour combien de temps ? Sur les étagères d'une bibliothèque installée au Comité Mam'Ega, un exemplaire de Lettres à une Noire attend son prochain lecteur.
Cet article fait partie d'une série de reportages à Marseille, où Outre-mer la 1ère s'est rendue pour y rencontrer la communauté ultramarine. Retrouvez l'ensemble des articles ici et nos vidéos sur Instagram.