Le projet de loi sur l'immigration défendu par Gérald Darmanin arrive ce lundi 11 décembre en séance plénière à l'Assemblée nationale. Mais il fait débat depuis plusieurs semaines entre les groupes politiques d'une part, les sénateurs et les députés d'autre part.
Parmi les points de crispation, l'aide médicale d'État (AME), qui facilite l'accès aux soins des sans-papiers étant en France depuis plus de trois mois. Lors de l'examen du texte à la chambre haute en novembre, les sénateurs avaient voté la suppression de l'AME, pour la remplacer par une aide médicale d'urgence. Or, tout début décembre en commission des lois, les députés ont rétabli l'AME dans la dernière version du projet.
3 à 4 fois plus vite que l'Hexagone
C'est dans ce contexte qu'a été publié le rapport sur l'aide médicale de l'Etat. Les rapporteurs, l'ancien ministre Claude Evin et le conseiller d'État honoraire Patrick Stefanini, précisent d'ailleurs dans l'introduction qu'ils ont dû remettre leurs conclusions plus tôt que prévu sur demande du gouvernement, le 4 décembre au lieu du 15 janvier. Des "délais très contraints" qui expliquent "le caractère inabouti de certaines pistes de propositions".
La Guyane, la Guadeloupe, la Martinique et La Réunion regroupent "à la fin du deuxième trimestre 2023, 10,5 % du total des bénéficiaires de l’AME (46.189 personnes), alors que ces territoires représentent 3,2 % du total de la population nationale".
Surtout, les rapporteurs notent que l'évolution du nombre de bénéficiaires de l'AME entre fin 2015 et mi-2023 "fait apparaître une accélération entre 3 et 4 fois supérieure" dans les Outre-mer (+119%) par rapport à l'Hexagone (+33%).
La Guyane en 3e position
En regardant les chiffres, l'on s'aperçoit que la Guyane regroupe 86% des assurés et ayants-droit d'Outre-mer en 2023. Par ailleurs, le département amazonien "arrive en troisième position après Paris et la Seine-Saint-Denis pour le nombre de bénéficiaires de l’AME".
Avec + 130% du nombre de bénéficiaires entre fin 2015 et mi-2023, la Guyane est par ailleurs le seul territoire ultramarin sur la dizaine de départements où l'on constate une augmentation supérieure à 100 % sur sept ans (ne sont comptés que ceux qui recensent plus d'un millier d'assurés et ayants-droit). Interviewé par Outre-mer la 1ère, Patrick Stefanini n'hésite pas à dire qu'"en Guyane, il y a une véritable explosion du nombre de bénéficiaires".
La première explication avancée pour expliquer ces chiffres élevés est la "facilité à atteindre la Guyane à partir du Surinam et du Brésil pour des migrants dépourvus de tout titre ou visa alors que les trois autres départements d’outre-mer sont protégés par leur insularité".
Claude Evin et Patrick Stefanini suggèrent à l'assurance maladie et aux services préfectoraux de lancer une "démarche visant à analyser et à caractériser les causes de cette situation et [si besoin] à identifier les dispositions [pour] éviter des dérives ou des abus vis-à-vis de l’AME".
L'énigme des Antilles
Ils suggèrent également à ces mêmes services "une enquête plus approfondie" pour "essayer de comprendre [l]es causes" de la différence marquée entre la Guadeloupe et la Martinique. Alors qu'il s'agit de "départements aux caractéristiques proches et situés dans la même zone géographique", les deux îles n'ont pas du tout la même proportion de bénéficiaires (plusieurs milliers pour la Guadeloupe contre quelques centaines pour la Martinique), ni ne font face à la même croissance (+52% en Guadeloupe contre +301% en Martinique).
"Pourquoi la Guadeloupe arrive-t-elle en seconde position et pourquoi sa situation est-elle si différente de la Martinique ? Nous ne le savons pas, confesse sans ambages le conseiller d'État, rappelant que lui et l'ancien ministre n'ont disposé que de six semaines pour rédiger ce rapport, contre les 12 prévues initialement. On sait que la pression de l'immigration clandestine dans ces deux îles vient notamment d'Haïti. Mais pourquoi une île serait plus exposée que l'autre ? Je suis incapable de répondre à cette question et il va falloir essayer d'y voir plus clair."
Autre constat : l'on s'aperçoit que dans chaque tranche d'âge (mineurs, adultes, seniors), le nombre de bénéficiaires a plus que doublé entre fin 2015 et mi-2023. En croisant cette croissance et les chiffres absolus, le rapport pointe surtout le nombre des moins de 18 ans bénéficiaires de l'AME dont la hausse est "particulièrement marquée que cela soit en métropole (+65 %) ou outre-mer (+134 %)".
Mayotte à part
Le rapport ne mentionne pas Mayotte, tout simplement parce que l'aide médicale d'État n'existe pas là-bas. Patrick Stefanini y voit cependant "éclairage intéressant à apporter", car l'archipel "est une sorte de laboratoire de ce qu'il se passerait en France si on supprimait l'AME ou si on réduisait de manière importante le panier de soins de l'AME".
Or, ce qu'il s'y passe aujourd'hui, c'est que "les étrangers en situation irrégulière qui ne sont pas couverts par l'AME ne peuvent donc pas consulter un médecin de ville, ils ne peuvent pas aller un infirmier en ville donc ils vont tous à l'hôpital".
Conséquence : "Le service des urgences est complètement débordé, analyse le conseiller d'État. Il est débordé par des cas qui, à l'évidence, ne relèvent pas tous des urgences qui pourraient être traités en médecine de ville ou en soins de ville. Et cela explique la demande des parlementaires de Mayotte qui voudraient voir l'AME instituée à Mayotte."
Pas d'effet d'attractivité
Dans leurs conclusions, les rapporteurs confirment donc "l'utilité sanitaire" de l'AME, et que le dispositif est "globalement maîtrisé" mais "mis sous pression par l’augmentation récente du nombre de ses bénéficiaires".
Par rapport à la question de l'immigration, ils affirment que l’AME "n’apparaît pas comme un facteur d’attractivité pour les candidats à l’immigration" mais qu'elle "contribue au maintien en situation de clandestinité d’étrangers dont elle est parfois le seul droit". Ce ne serait donc pas ce dispositif en particulier qui attire les voisins du Surinam ou du Brésil en Guyane par exemple.
Ils soulignent par ailleurs que tous les potentiels bénéficiaires ne demandent pas l'AME et qu'il y a une part de "parcours de droit chaotiques avec de nombreuses ruptures de situations".
Pas de fraude de masse
Le choix du Sénat de supprimer l'AME pour la remplacer par l’aide médicale urgente entraînerait donc "un risque important de renoncement aux soins" supplémentaire qui "aurait pour triple impact une dégradation de l’état de la santé des personnes concernées, des conséquences possibles sur la santé publique et une pression accentuée sur les établissements de santé". Comme c'est le cas à Mayotte où les structures hospitalières sont saturées.
Quant au risque de fraude, Claude Evin et Patrick Stefanini assurent que "l’AME est désormais la prestation gérée par l’assurance maladie dont le taux de contrôle est le plus élevé", et que par ailleurs ces contrôles ne mettent pas en évidence d'abus particulier, le taux d’anomalies étant comparable à celui des assurés sociaux. Néanmoins, ils encouragent "un renforcement des mesures de contrôle" et le "resserrement de la vérification des conditions d'accès".
Pas de préconisation spécifique aux territoires ultramarins donc, mais ils n'hésitent pas à donner leur avis qui pourrait peser dans le débat politique à l'Assemblée.