Brune fête son 100e numéro : qui est la Martiniquaise Marie-Jeanne Serbin, la directrice de ce magazine ?

Marie-Jeanne Serbin-Thomas
Le magazine Brune a été créé en 1991. Il a connu des hauts et des bas, mais malgré les difficultés, Brune fête son 100e numéro, ses 32 ans d’existence avec 32 femmes puissantes.

Elle se présente comme la première femme dans l’espace francophone à avoir créé un magazine généraliste panafricain. Marie-Jeanne Serbin-Thomas fait partie des pionnières, ces femmes qu’elle aime à célébrer dans Brune. Ce magazine "de qualité avec un souci de l’écriture" a été lancé en 1991. À la suite de la dévaluation du franc CFA en janvier 1993, Marie-Jeanne Serbin a dû mettre fin à l’activité de Brune. "Tous nos avoirs en Afrique avaient été divisés par deux, c’était un choc", se souvient-elle.

Après la fermeture, l’ex-directrice travaille à l’Unesco puis au magazine Divas. En 1996, elle relance avec succès Brune. La revue bimensuelle est diffusée aujourd’hui à 35 000 exemplaires. De plus en plus de lecteurs choisissent la version digitale. Brune est distribué principalement en France, Outre-mer et en Afrique. Marie-Jeanne-Serbin avoue qu’elle "avait une grande frustration à l’égard de la presse en France ou aux Antilles, car trop souvent, les rares articles sur les femmes noires portaient toujours sur des femmes pauvres, vivant en banlieue. Or autour de moi, il y avait des femmes médecins, ingénieures, chercheuses dont on ne parlait jamais", déplore-t-elle.

"Caméléon augmenté"

La directrice de Brune se souvient de son passé de pigiste à Cosmo. On lui refusait des propositions d’articles sur des femmes noires aux carrières inspirantes pour lui demander : "Tu n’aurais pas dans tes relations une femme excisée en souffrance qui pourrait témoigner ?" Les préjugés ont la vie dure et avec Brune, Marie-Jeanne Serbin-Thomas entend lutter. Elle est intarissable sur la question. Car même si elles réussissent, les femmes noires doivent se fondre dans un moule qui ne leur convient pas forcément. La directrice de Brune a ainsi rencontré une jeune femme noire qui lui avait expliqué qu’à chaque expérience professionnelle à Paris, elle observait son environnement de travail et calquait sa tenue en fonction. "Je suis le caméléon augmenté", lui avait-elle dit.

La directrice de Brune se nourrit de tous ces témoignages. "Je suis un buvard", aime-t-elle à dire. "Je m’imprègne de toutes mes observations et de mes rencontres". Pour le 100e numéro de Brune en 32 ans d’existence, elle célèbre le parcours de "32 femmes d’exception, 32 femmes puissantes pour paraphraser l’écrivaine franco-sénégalaise Marie Ndiaye !" Parmi elles, plusieurs personnalités des Antilles et de la Guyane : Christiane Taubira, Jocelyne Béroard, Maryse Condé, Esther et Sylvia Serbin.

La directrice de Brune a tenu à rendre hommage à sa famille dans ce 100e numéro, en particulier à sa mère Esther, directrice d’école. "C’est certainement celle qui a eu le plus d’impact su Brune dès sa conception". Elle a passé des soirées à relire les articles, les corriger ou indiquer "une meilleure tournure de phrase", se souvient Marie-Jeanne. Quant à sa sœur Sylvia qui vit aujourd’hui à Abidjan, elle a signé un ouvrage intitulé Reines d’Afrique et héroïnes de la diaspora noire qui "met à l’honneur des figures emblématiques noires du Continent, des Antilles et des Etats-Unis ayant marqué l’histoire". Brune est donc aussi une affaire de famille. Avec son livre, Sylvia Serbin a donné l’idée à sa sœur de préparer un dossier sur les reines de Côte d’Ivoire pour Brune.

Martiniquaise, Marie-Jeanne Serbin rend grâce à ses parents d’avoir vécu longtemps au Sénégal avant de poursuivre ses études à Paris à la Sorbonne et de terminer par un troisième cycle en arts plastiques, esthétique et histoire de l’art. Cela lui donne une vision du monde plus élargie. Ainsi, quand elle a entendu l’an dernier le chef d’Etat du Ghana, Nana Dankwa Akufo-Addo, déclarer : "L’Afrique est l’avenir du monde" à la Sorbonne, elle s’est dit qu’il ne fallait pas en rester là. Elle a contacté trois chercheurs et en particulier Hervé Assah-Matsika de la Banque mondiale avec qui elle envisage de proposer des conférences à Paris, en Côte d'Ivoire et au Sénégal sur ce thème-là.

BTT Brune Think Tank

Brune se diversifie et a lancé l’an dernier son propre Think Tank, baptisé BTT (Brune Think tank) auquel douze femmes participent. Pour Marie-Jeanne Serbin, le premier chantier de BTT portera sur les discriminations que subissent les jeunes étudiants dans leurs recherches de stage. À ce propos, Le monde a publié un article au titre très éclairant : Les « stages kebab », reflets des difficultés dès la 3ᵉ pour les jeunes des quartiers populaires. BTT prévoit de mettre au point un calendrier d’actions en février.

Brune parle de mode, de parcours inspirants et de société. Pour le numéro du mois de mars, la directrice a déjà un dossier tout trouvé : le backlash, le retour en arrière ou le coup de bambou en français. Ce mot vient du titre du livre écrit par l'Américaine Susan Faludi en 1991. "Le backlash, c’est ce qui s’est produit aux Etats-Unis avec l’interdiction de l’avortement dans certains états", précise Marie-Jeanne Serbin. "Au Mali, avec l’adoption du nouveau code de la famille, toutes les avancées en matière de contraception risquent d’être remises en cause", ajoute-t-elle.

Par ailleurs, Marie-Jeanne Serbin-Thomas suit de près les évolutions de son île et s’inquiète du vieillissement de la population en Guadeloupe et en Martinique. La directrice de Bune a rencontré la maire de Saint-Louis de Marie-Galante, Maryse Etzol qui avec le changement de population a dû ouvrir un centre de gériatrie. "Un jeune de Marie-Galante sur deux seulement arrive à trouver un emploi sur l’île", ajoute-t-elle. "Ces îles au soleil qui se vident" car les jeunes partent. "Il y a de plus en plus de centenaires, mais aussi de plus en plus de solitude", note la Martiniquaise qui a recueilli à ce propos le témoignage d’une jeune femme qui a ouvert une entreprise de service à la personne à Fort-de-France. La directrice de Brune compte bien s’attaquer à ce sujet dans son magazine.

"Jamais testés sur les peaux noires"

À l’occasion de la COP28, Brune avait proposé un dossier sur "le continent africain qui pollue le moins et qui sera le plus impacté par le réchauffement climatique". Si le magazine s’intéresse aux questions de sociétés, il ne néglige pas le style et les cosmétiques. Chaque mois, sur RFI, la directrice de Brune propose une chronique sur la mode et la beauté dans l’émission 8 milliards de voisins. Marie-Jeanne Serbin s’étonne de voir que "100% des grandes marques utilisent des mannequins noires, mais aucune d’elles ne veut aller vers cette population". "En France, les produits ne sont jamais testés sur les peaux noires", déplore-t-elle. "Aux États-Unis, seulement 15% des études portent sur les peaux noires". Ce dossier a souvent été traité dans Brune. Mais la question reste entière. "La femme noire consomme beaucoup de produits, car elle est trop souvent insatisfaite", insiste la directrice de Brune.

Face à un contexte difficile pour la presse en général, Marie-Jeanne Serbin-Thomas compte bien poursuivre l’aventure de Brune. "C’est un combat de tous les jours. C’est difficile parce qu'une entreprise vit de la publicité. Et puis, la presse appartient à 8 millionnaires en France qui récupèrent la majorité des subventions". Malgré tout, elle croit en son projet et trouve réjouissant d’être, elle aussi, "une pionnière".