[DOSSIER] - Réforme des retraites : quel impact dans les Outre-mer ?

Une des mesures de la réforme des retraites est la pension minimale à 1.200 euros. (Photo d'illustration)
La réforme des retraites sera débattue à partir du lundi 6 février à l’Assemblée nationale. Près de 20.000 amendements ont été déposés, dont 500 mentionnent les Outre-mer. Mais quels seront les impacts dans ces territoires des principales mesures si elles sont votées ?

Exclure de la réforme des retraites la Martinique, la Guadeloupe, la Guyane, La Réunion, Mayotte, Saint-Pierre et Miquelon… C’est le type d’amendements déposés par plusieurs députés, ultramarins ou non, sur le projet de loi.

Ils motivent ce choix par le fait qu’une partie des retraités des Outre-mer est dans une situation plus fragile que dans l’Hexagone : âge de départ à la retraite plus tardif, pensions moyennes plus faibles, spécificités de territoire comme Mayotte

Mais si le projet venait à passer, impacterait-il différemment les Outre-mer ? Si oui, de quelles façons ? C’est ce que nous avons tenté de savoir en listant les principales mesures de la réforme et en interrogeant deux économistes sur les potentiels effets : la Martiniquaise Anne-Sophie Alsif, cheffe économiste au cabinet BDO France, et le spécialiste des Outre-mer Olivier Sudrie, économiste au cabinet DME et maître de conférences à l’université Paris-Saclay.

 

Le report de l’âge légal de départ à la retraite

  • Que doit changer la réforme ?

Le principal axe est le report de l’âge légal de départ à la retraite de 62 à 64 ans. Selon la Caisse nationale d’assurance vieillesse (CNAV), l’âge effectif de départ à la retraite en 2021 en France métropolitaine est en moyenne de 62,7 ans.

Mais dans les Outre-mer, ce seuil de 64 ans est déjà atteint voire dépassé : l'âge effectif moyen s’échelonne en effet entre 64,3 ans (à La Réunion) et 65 ans (en Guyane), comme le montre l'infographie ci-dessous :

  • Les seniors ultramarins travailleront-ils jusqu’à 66 ou 67 ans après la réforme ?

Interrogé par le député guadeloupéen Christian Baptiste et son confrère de Guyane Davy Rimane lors des questions au gouvernement le 24 janvier dernier, le ministre du Travail Olivier Dussopt a reconnu un âge effectif de départ plus tardif actuellement.  

"Je ne dis pas que c’est une bonne nouvelle parce que c’est le témoignage parfois de carrières hachées, a-t-il expliqué. Mais ce que je veux dire, c’est que nous veillerons dans ces territoires comme ailleurs à ce que la réforme s’applique le plus justement possible."

Il a ensuite précisé que "dans des territoires où l’âge effectif de départ est déjà supérieur au prochain âge légal d’ouverture des droits", l’application de la réforme aura "peut-être un caractère moins mordant".

  • Réponse des économistes : c'est possible 

Un avis que partage Olivier Sudrie en émettant des réserves. "C’est très difficile à mesurer, reconnaît-il, prudent. Les plus fragiles malheureusement doivent travailler déjà plus longtemps, la réforme les touchera un peu moins."

"Mais ils ne sont pas l’immense majorité de la population, nuance-t-il. En Outre-mer, il y a des salariés qui sont dans la même situation qu’en métropole. Il faut bien faire attention à ce que quelques cas particuliers – numériquement plus nombreux que dans l’Hexagone – ne soient pas l’arbre qui cache la forêt."

Anne-Sophie Alsif est de son côté plus catégorique. "Dans les territoires d’Outre-mer, comme il y a des inégalités, il y a un taux de chômage qui est beaucoup plus important des jeunes et également des seniors, et des qualifications qui sont moindres et donc des niveaux de revenus plus bas. Cela va mécaniquement faire que les gens vont travailler plus longtemps pour avoir le même niveau de pension", analyse-t-elle.

Elle explique cependant que c’est le sens même de la réforme d’allonger l’âge de départ pour travailler plus longtemps et ainsi "augmenter le taux d’emploi des seniors" et financer le système des retraites.

 

La revalorisation de la pension minimale

  • Que propose la réforme ?

Les retraités qui ont fait une carrière complète (soit 43 ans à terme) toucheront une pension minimale équivalente à 85% du SMIC "soit près de 1.200 euros par mois" à partir du 1er septembre 2023, a annoncé Elisabeth Borne.

Cela concerne les futurs retraités mais aussi ceux d’aujourd’hui. Pour ceux qui n’ont pas de carrière complète, la revalorisation se fera au prorata.

  • Comment cela fonctionne-t-il actuellement ?

Actuellement, les retraités du privé qui touchent des pensions faibles peuvent bénéficier d’une revalorisation. En clair, si leur retraite de base est inférieure à une somme que l’on appelle le minimum contributif, elle est alors augmentée à hauteur de ce minimum contributif.

Cette somme varie en fonction du nombre de trimestres cotisées, et concernent donc les carrières complètes et incomplètes. Si vous avez cotisé moins de 120 trimestres, le montant du minimum contributif est de 684,13 euros bruts par mois ; si vous avez 120 trimestres cotisés ou plus, le minimum contributif est majoré pour atteindre 747,57 euros bruts par mois.

  • Combien d'Ultramarins sont concernés ?

Au vu du système actuel du minimum contributif qui concerne toutes les carrières et pas seulement les carrières complètes comme dans la réforme, il est difficile d’estimer le nombre de retraités en Outre-mer qui pourraient bénéficier de la revalorisation.

L’on sait néanmoins combien touchaient le minimum contributif en 2021, avec les données de la Caisse nationale d’assurance vieillesse, et ils sont clairement plus nombreux dans les Outre-mer : mis à part en Guyane, on voit une différence de 10 à 20 points avec l’Hexagone.

  • "C'est un bonbon amer"

Les Ultramarins toucheront-ils une meilleure retraite ? "Ils vont moins perdre, peut-être, répond Olivier Sudrie. Ce qu’il faut voir, c’est que la vie est en moyenne 15 à 20% plus chère Outre-mer sur l’INSEE, et c’est de l’ordre de 40% pour l’alimentaire." Pour lui, "c’est en fait un bonbon amer qu’on va donner".

Il tient cependant à rappeler que "tout le monde n’est pas dans cette situation de grande détresse". "La majeure partie des Ultramarins sont au pot commun", assure-t-il en évoquant les salariés du secteur marchand privé ou ceux de la fonction publique.

"L’emploi public est relativement plus important en Guyane, Martinique, Guadeloupe… Il n’y a pas non plus une suradministration, c’est simplement qu’on a eu un sous-emploi privé pendant de nombreuses décennies", précise Olivier Sudrie.

  • "C'est plutôt un gain"

Cette proportion importante d’Ultramarins dans la fonction publique est donc relativement protégée, un point que confirme Anne-Sophie Alsif. Pour elle, les fonctionnaires seront les premiers à bénéficier de cette mesure car il est plus simple d'avoir une carrière complète dans le public.

"Vous avez beaucoup de pensions Outre-mer qui sont autour de 700 à 800 euros, même pour des personnes qui ont entièrement cotisés, ajoute-t-elle. Donc, ça peut être quand même une augmentation importante du pouvoir d’achat à partir du 1er septembre."

Cette mesure exclura par contre ceux qui travaillent "dans la distribution, dans le secteur agricole, qui sont au SMIC ou à 1,2 SMIC" : "Si en plus ils ont des carrières hachées, eux devront effectivement travailler deux ans de plus... S’ils le peuvent."

Elle reste prudente malgré tout en soulignant que plusieurs paramètres seront débattus au Parlement, et que tout n’est pas décidé.

 

La pénibilité au travail

  • De quoi parle-t-on ?

La pénibilité au travail se définit comme l'exposition à un ou plusieurs facteurs de risques professionnels pouvant laisser des traces durables, identifiables et irréversibles sur la santé.

Les facteurs de risques en question peuvent être :

      → Un environnement physique agressif (températures extrêmes, bruit, milieux où la pression est plus forte que dans l'atmosphère…)

      → Certains rythmes de travail (de nuit, à la chaîne, les 3x8…)

Plus un salarié cumule des facteurs de risques, plus il cumule des points sur son compte professionnel de prévention (C2P) qui peuvent ensuite lui permettre de suivre des formations pour travailler à des postes moins exposés, ou de valider des trimestres pour partir plus tôt à la retraite.

  • Que va changer la réforme ?

Le projet de réforme propose de modifier ce compte professionnel de prévention pour l’élargir à d’autres salariés ou financer un congé de reconversion professionnelle.

Autre changement : la prise en compte des risques dits ergonomiques. Initialement, les contraintes physiques marquées (manutention de charges, postures pénibles, vibrations mécaniques) ainsi que l'exposition à des agents chimiques faisaient partie de ces facteurs de risque mais ils ont été retirés en 2017 par le gouvernement. 

Sans pour autant réintégrer ces contraintes dans les facteurs de risque, le gouvernement propose de créer un fonds d'un milliard d'euros pour la prévention de l'usure pour les travailleurs exposés à ces risques ergonomiques. Il compte aussi renforcer le suivi médical de ces salariés. Un départ anticipé à 62 ans pour raison de santé pourra être envisagé, sur avis médical. 

  • La part des seniors ultramarins dans les métiers pénibles 

Dans le cadre d’études publiées en 2017 en Martinique et en Guadeloupe, l’INSEE a réalisé une projection des métiers en tension en 2022. L’analyse relevait qu’il y avait une "très forte proportion d’individus de 50 ans et plus parmi les emplois aux conditions de travail difficiles, tels qu’agriculteurs (salariés ou indépendants), maçons ou ouvriers non qualifiés des travaux publics".

Par exemple en 2013, la moitié des employés du bâtiment et des travaux publics avait 46 ans ou plus en Guadeloupe, 47 ans ou plus en Martinique. Or dans un contexte de vieillissement rapide de la population antillaise, cette part importante et croissante posait dès 2017 "la question du maintien en emploi dans ces métiers" pénibles.

  • Un impact bénéfique pour l'une, pas spécifique aux Outre-mer pour l'autre

Vu cette situation, les mesures de la réforme des retraites autour de la pénibilité auront donc des conséquences pour les seniors ultramarins selon Anne-Sophie Alsif.

"Comme vous avez plus d’emplois moins qualifiés et plus pénibles, on aura sûrement en termes de volume plus de personnes concernées, estime l’économiste. Cela leur sera bénéfique parce que la loi va s’appliquer à tous et donc […] vous devrez aller voir votre médecine et si vous êtes déclaré inapte, vous pourrez partir plus tôt."

Olivier Sudrie est plus mesuré sur ce point. S’il est d’accord sur le fait que les territoires ultramarins comptent plus d’employés peu ou pas qualifiés, il ne voit pas d’écart "criant" entre l’Hexagone et les Outre-mer.

D’un côté, il reconnaît en effet un "poids un peu plus important du commerce" et du "bâtiment et des travaux publics", "une pénibilité dans le monde agricole avec une moindre mécanisation". Mais d’un autre côté ces régions ne comptent pas "de gros centre de logistique" comme en France hexagonale, où les cadences élevées et les ports de charges lourdes sont fréquents.

  • La "double peine" 

Au-delà de savoir si cette mesure serait bénéfique ou non aux seniors ultramarins, Anne-Sophie Alsif pointe la question de "l’espérance de vie à la retraite".

"Vous avez 10 ans d’écart [d’espérance de vie] entre les cadres et les ouvriers, et en effet dans les territoires d’Outre-mer vous avez des personnes qui sont moins qualifiées." Elle craint donc une "double peine" chez les Ultramarins qui partiront plus tard à la retraite, à 65, 66 ou 67 ans, et qui auront "une espérance de vie inférieure".

 

La création d’un "index seniors" dans les entreprises

  • En quoi consiste cet index ?

Selon le projet de loi de l’exécutif, les grandes entreprises devront publier des indicateurs relatifs à leur taux d’emploi de salariés de plus de 55 ans, ainsi que les actions mises en œuvre pour favoriser cet emploi.

La publication de cet "index seniors" sera obligatoire à compter du 1er novembre 2023 pour les entreprises de plus de 1.000 salariés, et dès le 1er juillet 2024 pour celles comptant plus de 300 salariés.

Les employeurs qui ne renseigneront pas cet index se verront imposer une pénalité financière. Mais ceux qui publieront les données, mais dont les résultats ne seront pas satisfaisants, ne seront pas sanctionnés.

A noter cependant que lors de son passage dans l'émission L'événement sur France 2 ce 2 février, Elisabeth Borne a déclaré qu'il faudrait réfléchir à étendre cette mesure aux entreprises de plus de 50 salariés, et à imposer des sanctions financières si les pratiques d'une société sont mauvaises.

  • Les Outre-mer sont-ils concernés ?

Oui, mais dans une faible mesure. Selon Olivier Sudrie et Anne-Sophie Alsif, les entreprises de plus de 300 salariés sont très peu nombreuses dans les départements d’Outre-mer. Le "gros du tissu entrepreneurial Outre-mer" est composé de très petites entreprises.

Selon les chiffres de l’INSEE en Guadeloupe par exemple, les grandes entreprises (plus de 5.000 salariés) et celles de taille intermédiaire (entre 250 et 5.000 salariés) représentent 3% des établissements sur le territoire en 2017, contre 92,5% pour les micro-entreprises.

Si l’on se réfère aux effectifs de ces entreprises en Outre-mer qui emploient plus de monde, en moyenne en 2019, un peu plus d’un tiers des salariés du privé travaillait dans une entreprise de plus de 250 salariés, contre plus de la moitié pour la France métropolitaine.

  • Les seniors poussés vers la sortie

Olivier Sudrie semble par ailleurs douter de l’impact réel d’un index senior. Il rappelle en effet que l’enjeu de la mesure est "de conserver les seniors dans les entreprises".

"J’ai fait une étude sur le vieillissement accéléré aux Antilles. En fait on a un sérieux problème, analyse-t-il. Pour les entreprises, [les seniors sont] une force de travail qui coûte relativement plus cher qu’elle ne rapporte, donc ce sont les premiers poussés vers la sortie." Avec ce "système très classique qu’on constate aussi en métropole", et sans sanction réelle pour l'instant, difficile donc de maintenir les seniors dans les entreprises.

Il rappelle cependant que le vieillissement rapide de la population ne concerne pas tous les territoires : La Réunion "a exactement le même régime démographique que la métropole", tandis que la Guyane et Mayotte sont des départements très jeunes avec "des dynamiques démographiques très vigoureuses".

 

Le dispositif des carrières longues

  • Que propose la réforme ?

Ceux qui ont commencé à travailler tôt pourront toujours partir plus tôt :

     → A partir de 58 ans pour un début de carrière avant 16 ans

     → A partir de 60 ans pour un début de carrière avant 18 ans

     → A partir de 62 ans pour un début de carrière avant 20 ans

Sous certaines conditions :

     → Avoir cotisé non pas 172 trimestres mais 176

     → Dont 5 trimestres avant l’âge de 16, 18 ou 20 ans.

  • Et dans les Outre-mer ?

Les carrières longues ne sont pas majoritaires dans les Outre-mer, sachant que les jeunes de ces territoires rentrent tardivement sur le marché de l’emploi.

Selon l’INSEE, un quart à un tiers des jeunes ultramarins âgés de 15 à 29 ans ne font aujourd’hui aucune étude, aucune formation et sont sans emploi. C’est deux à trois fois plus qu’au niveau national

Olivier Sudrie confirme que "les jeunes devront travailler plus longtemps, non pas parce qu’ils ont fait des études plus longtemps, mais parce qu’ils n’ont pas du tout accédé au marché du travail".

Un avis partagé par Anne-Sophie Alsif pour qui "la part des jeunes sans qualification est plus importante" dans les Outre-mer à cause de "la difficulté à faire des études longues" qui ont un coût important car elles nécessitent très souvent d’aller dans l’Hexagone ou à l’étranger. "Les carrières courtes sont plus plébiscitées car moins chères, c’est une vraie inégalité par rapport à la métropole", souligne-t-elle.

  • Les retraites, miroir grossissant des inégalités

Elle explique aussi que les jeunes ne trouvent "pas pléthore de choix de formations et de secteurs", du fait "qu’il n’y a pas eu vraiment de politique de développement économique de rattrapage, comme on a pu avoir avec l’UE". "Quand on a intégré des pays comme l’Espagne, le Portugal, on a eu des fonds qui ont été alloués pour qu’il y ait ces politiques de convergence, et ça n’a pas été le cas encore pour les Outre-mer", insiste-t-elle.

Cette absence de politique de développement économique par le passé a généré selon elle les inégalités d’aujourd’hui dans les Outre-mer. D’un point de vue global, la réforme des retraites est un miroir grossissant qui "accentue tous les problèmes d’emploi, de formation, d’inégalités, qui existent au-delà des retraites", assure l’économiste.