L'éditeur Wesleyan University Press, rattaché à l’université du même nom aux Etats-Unis, a relevé le défi de publier une traduction intégrale de l’œuvre poétique d’Aimé Césaire. Interview du professeur Albert James Arnold, l’un des traducteurs et initiateurs du projet.
C’est un ouvrage volumineux de près de 1000 pages qui devrait faire le bonheur des amateurs de poésie et des chercheurs. Après quatre ans de travail, l’édition revue et intégrale de l’œuvre poétique d’Aimé Césaire a vu le jour dans une version bilingue français – anglais.
Publiée par Wesleyan University Press, un éditeur rattaché à l’université du même nom à Middletown dans le Connecticut, aux Etats-Unis, l’édition bilingue a été établie par A. James Arnold, professeur émérite de français à l’université de Virginie, et Clayton Eshleman, poète prolifique et traducteur en anglais de Césaire et d’Antonin Artaud, entre autres. James Arnold avait déjà longuement travaillé sur les textes du poète martiniquais. Entre 2010 et 2013, il a dirigé l’équipe qui a publié les œuvres littéraires de Césaire aux éditions du CNRS, à l’occasion du centenaire de la naissance de l’écrivain. Il a également écrit un livre sur le poète intitulé « Modernisme et négritude : la poésie et la poétique d’Aimé Césaire » (université de Harvard) en 1981, et vient d’en terminer un autre, encore inédit.
Dans l’édition bilingue « The Complete Poetry of Aimé Césaire », James Arnold, outre la co-traduction, a réalisé une introduction et une chronologie très précise des étapes de la vie de Césaire, suivis d’un ensemble de notes, d’un glossaire, d’un index et d’une bibliographie particulièrement utiles pour comprendre et décrypter les rouages intellectuels du poète. L’universitaire américain s’est confié à La1ere.fr.
Il n’est pas toujours facile, même pour un locuteur français, de lire la poésie d’Aimé Césaire. Quelles sont les principales difficultés que vous avez rencontrées à traduire cet écrivain en anglais ?
A. James Arnold : Avec Clayton Eshleman, j’ai résolu de faire passer Aimé Césaire dans les milieux littéraires américains en tant que poète. Jusqu’ici son œuvre a souffert d’une interprétation excessivement politique. L’édition de son œuvre littéraire que j’ai préparée au CNRS pour le centenaire de Césaire – « Poésie, Théâtre, Essais et Discours », en 2014 - a présenté les premiers textes de ses recueils. Notre édition bilingue de la poésie complète est basée sur celle, génétique, de Paris. Elle permettra au lecteur, néophyte ou familier de longue date, de saisir dans le texte du Cahier d’un retour au pays natal la structure de la métamorphose spirituelle du « je ». Depuis l’édition de Présence Africaine en 1956 les ajouts tardifs avaient donné l’impression d’un poème politique axé sur l’Afrique. Or, le texte de 1939 est antillais et ses références, essentiellement mythiques.
Le travail de traduction nous a amené à trouver, dans la poésie américaine et anglophone moderne, des analogies au verset de Claudel et Péguy que Césaire avait adapté au processus de désaliénation qui motive le Cahier. Les recueils des années 1940 - Les Armes miraculeuses et Soleil cou coupé surtout - ont présenté des défis considérables. Nous avons parfois fait une dizaine d’essais de traduction des textes bâtis sur la métaphore surréaliste avant de nous arrêter sur ce que nous avons édité. Il fallait nous résoudre à traduire, non des mots, mais un processus de découverte où la métaphore est censée révéler un sens profond et caché. L’essai de Césaire sur « Poésie et connaissance » a été pour nous un guide précieux.
Quelle place tient Aimé Césaire dans les cursus universitaires aux Etats-Unis actuellement ?
A. James Arnold (photo) : La création d’un volet « francophone » dans le cursus des 2e et 3e cycles de Lettres Modernes depuis les années 1970 a eu l’effet indésirable de rattacher Césaire aux indépendances africaines des années 1960. Les lectures politiques du Cahier d’un retour au pays natal ont renforcé cette tendance. Au moment de son décès le « chantre de la négritude » pouvait par conséquent paraître un poète de la « Françafrique ». Il faut le sortir de ce ghetto.
À l’heure actuelle, la francophonie dans les pays anglophones est la proie de l’idéologie « politiquement correcte » qui, dans les pires cas, prend des allures de maccarthysme puritain. J’ai créé dans mon université un cours de littérature caribéenne (francophone, hispanophone et anglophone) qui attirait des étudiants d’origines très différentes : environ un tiers de jeunes Américains d’origine caribéenne, un tiers d’Afro-Américains et un tiers d’étudiants blancs. Seuls les blancs cherchaient à imposer cette grille de lecture puritaine à l’œuvre de Césaire. Les étudiants noirs comprenaient très bien pourquoi Césaire avait écrit le poème « Mot » comme une arme de combat contre le mot injurieux nègre. À l’époque - il s’agit des années 1990 - j’arrivais à discuter des problèmes les plus épineux de racisme, une fois le contexte culturel établi. C’était le plus souvent les étudiants noirs qui menaient le débat. Je ne sais pas s’il serait possible aujourd’hui d’arriver aux mêmes résultats dans le climat actuel de clivage politique haineux.
Vous travaillez sur l’œuvre de Césaire depuis les années soixante-dix. Selon vous, que peut-on retenir de l’œuvre de Césaire aujourd’hui ?
A. James Arnold : J’ai fait la connaissance d’Aimé Césaire chez lui, un dimanche pluvieux de juillet 1970. Nous avons causé pendant deux heures de son œuvre poétique que je découvrais encore à cette époque. Je ne sais pas s’il y a un autre spécialiste de sa poésie qui y soit arrivé par le biais du surréalisme. Dans le climat de contre-culture de 1968 le surréalisme de ce poète martiniquais m’était une évidence. Les thuriféraires de Césaire, alors comme aujourd’hui, ne l’entendaient pas de cette oreille. Par conséquent, le premier livre que j’ai consacré à son œuvre, sous le titre « Modernism and Negritude », devait faire son chemin lentement et à contre-courant.
Chez nous aux États-Unis, les lecteurs de Césaire sont divisés entre les idéologues et les amateurs de poésie. Les idéologues ont découvert Césaire par l’intermédiaire de Frantz Fanon qu’ils avaient lu dans de mauvaises traductions. Par conséquent, Césaire est passé dans la culture des intellectuels de gauche comme anticolonialiste, sans plus. Dans la mesure où ils ont lu sa poésie - et rarement ont-ils dépassé la traduction du Cahier par Émile Snyder dans l’édition bilingue de Présence Africaine - Césaire était obligatoirement un poète marxiste. Cette conclusion est une absurdité, mais elle a la vie dure. Quant Césaire a donné une interview à Daniel Maximin (écrivain guadeloupéen, ndlr) en 1982 au moment de la parution de « Moi, laminaire… », il a insisté sur le fait qu’il était « un homme du sacré ». Ce recueil éclaire la trajectoire de Césaire poète du début à la fin. Le « moi » rapetissé, menacé, traqué qui se réfugie dans « un trou de poulpe » déclare sans ambages l’échec de la « négritude » triomphante des années 1940. L’idéologie reniée, seule reste cette poésie magnifique, digne des plus grandes du vingtième siècle.
« The Complete Poetry of Aimé Césaire », édition bilingue, traduction par A. James Arnold et Clayton Eshleman – Wesleyan University Press (Connecticut, Etats-Unis), 962 pages, 2017.
Publiée par Wesleyan University Press, un éditeur rattaché à l’université du même nom à Middletown dans le Connecticut, aux Etats-Unis, l’édition bilingue a été établie par A. James Arnold, professeur émérite de français à l’université de Virginie, et Clayton Eshleman, poète prolifique et traducteur en anglais de Césaire et d’Antonin Artaud, entre autres. James Arnold avait déjà longuement travaillé sur les textes du poète martiniquais. Entre 2010 et 2013, il a dirigé l’équipe qui a publié les œuvres littéraires de Césaire aux éditions du CNRS, à l’occasion du centenaire de la naissance de l’écrivain. Il a également écrit un livre sur le poète intitulé « Modernisme et négritude : la poésie et la poétique d’Aimé Césaire » (université de Harvard) en 1981, et vient d’en terminer un autre, encore inédit.
Dans l’édition bilingue « The Complete Poetry of Aimé Césaire », James Arnold, outre la co-traduction, a réalisé une introduction et une chronologie très précise des étapes de la vie de Césaire, suivis d’un ensemble de notes, d’un glossaire, d’un index et d’une bibliographie particulièrement utiles pour comprendre et décrypter les rouages intellectuels du poète. L’universitaire américain s’est confié à La1ere.fr.
Il n’est pas toujours facile, même pour un locuteur français, de lire la poésie d’Aimé Césaire. Quelles sont les principales difficultés que vous avez rencontrées à traduire cet écrivain en anglais ?
A. James Arnold : Avec Clayton Eshleman, j’ai résolu de faire passer Aimé Césaire dans les milieux littéraires américains en tant que poète. Jusqu’ici son œuvre a souffert d’une interprétation excessivement politique. L’édition de son œuvre littéraire que j’ai préparée au CNRS pour le centenaire de Césaire – « Poésie, Théâtre, Essais et Discours », en 2014 - a présenté les premiers textes de ses recueils. Notre édition bilingue de la poésie complète est basée sur celle, génétique, de Paris. Elle permettra au lecteur, néophyte ou familier de longue date, de saisir dans le texte du Cahier d’un retour au pays natal la structure de la métamorphose spirituelle du « je ». Depuis l’édition de Présence Africaine en 1956 les ajouts tardifs avaient donné l’impression d’un poème politique axé sur l’Afrique. Or, le texte de 1939 est antillais et ses références, essentiellement mythiques.
Le travail de traduction nous a amené à trouver, dans la poésie américaine et anglophone moderne, des analogies au verset de Claudel et Péguy que Césaire avait adapté au processus de désaliénation qui motive le Cahier. Les recueils des années 1940 - Les Armes miraculeuses et Soleil cou coupé surtout - ont présenté des défis considérables. Nous avons parfois fait une dizaine d’essais de traduction des textes bâtis sur la métaphore surréaliste avant de nous arrêter sur ce que nous avons édité. Il fallait nous résoudre à traduire, non des mots, mais un processus de découverte où la métaphore est censée révéler un sens profond et caché. L’essai de Césaire sur « Poésie et connaissance » a été pour nous un guide précieux.
Quelle place tient Aimé Césaire dans les cursus universitaires aux Etats-Unis actuellement ?
A. James Arnold (photo) : La création d’un volet « francophone » dans le cursus des 2e et 3e cycles de Lettres Modernes depuis les années 1970 a eu l’effet indésirable de rattacher Césaire aux indépendances africaines des années 1960. Les lectures politiques du Cahier d’un retour au pays natal ont renforcé cette tendance. Au moment de son décès le « chantre de la négritude » pouvait par conséquent paraître un poète de la « Françafrique ». Il faut le sortir de ce ghetto.
À l’heure actuelle, la francophonie dans les pays anglophones est la proie de l’idéologie « politiquement correcte » qui, dans les pires cas, prend des allures de maccarthysme puritain. J’ai créé dans mon université un cours de littérature caribéenne (francophone, hispanophone et anglophone) qui attirait des étudiants d’origines très différentes : environ un tiers de jeunes Américains d’origine caribéenne, un tiers d’Afro-Américains et un tiers d’étudiants blancs. Seuls les blancs cherchaient à imposer cette grille de lecture puritaine à l’œuvre de Césaire. Les étudiants noirs comprenaient très bien pourquoi Césaire avait écrit le poème « Mot » comme une arme de combat contre le mot injurieux nègre. À l’époque - il s’agit des années 1990 - j’arrivais à discuter des problèmes les plus épineux de racisme, une fois le contexte culturel établi. C’était le plus souvent les étudiants noirs qui menaient le débat. Je ne sais pas s’il serait possible aujourd’hui d’arriver aux mêmes résultats dans le climat actuel de clivage politique haineux.
Vous travaillez sur l’œuvre de Césaire depuis les années soixante-dix. Selon vous, que peut-on retenir de l’œuvre de Césaire aujourd’hui ?
A. James Arnold : J’ai fait la connaissance d’Aimé Césaire chez lui, un dimanche pluvieux de juillet 1970. Nous avons causé pendant deux heures de son œuvre poétique que je découvrais encore à cette époque. Je ne sais pas s’il y a un autre spécialiste de sa poésie qui y soit arrivé par le biais du surréalisme. Dans le climat de contre-culture de 1968 le surréalisme de ce poète martiniquais m’était une évidence. Les thuriféraires de Césaire, alors comme aujourd’hui, ne l’entendaient pas de cette oreille. Par conséquent, le premier livre que j’ai consacré à son œuvre, sous le titre « Modernism and Negritude », devait faire son chemin lentement et à contre-courant.
Chez nous aux États-Unis, les lecteurs de Césaire sont divisés entre les idéologues et les amateurs de poésie. Les idéologues ont découvert Césaire par l’intermédiaire de Frantz Fanon qu’ils avaient lu dans de mauvaises traductions. Par conséquent, Césaire est passé dans la culture des intellectuels de gauche comme anticolonialiste, sans plus. Dans la mesure où ils ont lu sa poésie - et rarement ont-ils dépassé la traduction du Cahier par Émile Snyder dans l’édition bilingue de Présence Africaine - Césaire était obligatoirement un poète marxiste. Cette conclusion est une absurdité, mais elle a la vie dure. Quant Césaire a donné une interview à Daniel Maximin (écrivain guadeloupéen, ndlr) en 1982 au moment de la parution de « Moi, laminaire… », il a insisté sur le fait qu’il était « un homme du sacré ». Ce recueil éclaire la trajectoire de Césaire poète du début à la fin. Le « moi » rapetissé, menacé, traqué qui se réfugie dans « un trou de poulpe » déclare sans ambages l’échec de la « négritude » triomphante des années 1940. L’idéologie reniée, seule reste cette poésie magnifique, digne des plus grandes du vingtième siècle.
« The Complete Poetry of Aimé Césaire », édition bilingue, traduction par A. James Arnold et Clayton Eshleman – Wesleyan University Press (Connecticut, Etats-Unis), 962 pages, 2017.