Cagoulés. Les yeux pleins de rage. Ils ont été des centaines de jeunes des quartiers populaires à descendre dans la rue, pendant plusieurs nuits, après la mort de Nahel, tué le 27 juin par un policier lors d'un contrôle routier. Des bus et des établissements publics brulés pour exprimer une colère qui monte depuis longtemps dans les banlieues. En 2005 déjà, la Seine-Saint-Denis s'était embrasée après la mort de Zyed et Bouna électrocutés dans un transformateur EDF alors qu'ils tentaient de fuir un contrôle de police à Clichy-sous-bois. En 2005, Marvin Bonheur vivait avec ses parents à la cité des 3000 à Aulnay-sous-Bois, l'un des quartiers les plus pauvres de la région parisienne. L'un, aussi, de ceux qui se sont révoltés en premier. Il n'a que 10 ans et pourtant, depuis sa fenêtre d'enfant à qui l'on a interdit de sortir, il ne rêve que d'une chose : rejoindre ses amis dans la bataille.
"Je me rappelle, tous les soirs, l’odeur des voitures qui brulent, raconte aujourd'hui le photographe d'origine martiniquaise. Les sirènes, les coups de flashballs. Il n'y avait pas encore de mortiers à l’époque, mais il y avait beaucoup de boucan. Et, une tension surtout. Le souvenir que j’ai de 2005, c'était surtout cette tension, beaucoup de colère, beaucoup de détresse, d’émotions mélangées."
Reprendre possession du territoire
Dix-huit ans après, ce sont leurs "petits frères" qui expriment la même colère. "Aujourd'hui, les très jeunes sont plus engagés que nous à l’époque. Beaucoup plus que l'on ne le croit et qu’on le dit", se persuade Marvin Bonheur. Lui qui croise cette jeunesse au quotidien dans son travail de photographe sait la réalité de cette colère, née d'une frustration presque structurelle des banlieues. "Dès que les jeunes commettent des violences, ils sont clairement identifiés. Alors que le reste de l’année, on ne parle pas de la violence qu'eux reçoivent. Pour moi, c'est tout simplement l’extériorisation de la violence qu’ils reçoivent au quotidien."
Sortir et exprimer une telle violence, c’est aussi une manière de reprendre possession de son territoire, de montrer que c’est nous qui décidons de ce qu’il s’y passe, que ce soit bon ou mauvais.
Marvin Bonheur à propos des révoltes
Pour qualifier ces événements ponctuels et d'une violence extrême à certains endroits, Marvin Bonheur préfère le terme de "révolte" à celui d'"émeute", comme une goutte d'eau qui a fait déborder un vase qui se remplit depuis trop longtemps, explique le photographe. Aujourd'hui âgé d'une trentaine d'années, Marvin aurait pu descendre photographier ces jeunes révoltés. Mais, lui, c'est la beauté de ces quartiers difficiles au quotidien qu'il cherche à documenter, et pas la violence "que l'on voit déjà partout dans les médias".
Pour partager son expérience sur le terrain, le Martiniquais anime régulièrement des ateliers photos avec ces jeunes de quartiers difficiles. De la Seine-Saint-Denis à Mayotte, il tente de leur donner des armes pour lutter contre ce destin tragique.
Devoir "faire avec"
De justice et de vérité, Marvin Bonheur en déborde. Presque autant que d'énergie créatrice qu'il a su dénicher dans son destin abrupt. Lorsqu'il est enfant déjà, il dessine dans ses cahiers de devoirs. "La première fois qu’on m’a dit que l’art, ce n'était pas pour moi, parce que j'étais un homme noir du 93, j’avais 13 ou 14 ans". À la fois tôt à l'échelle d'une vie, mais trop tard pour les rêves d'un enfant. Marvin sera artiste ou ne sera pas.
On blâme toujours le résultat de ce qu’il se passe, mais on n'essaye pas de comprendre la vie des gens avant qu’un drame comme ça arrive.
Marvin Bonheur
À 22 ans, il débarque à Paris. Trois emplois, quatre heures de sommeil par nuit et un jour de repos par semaine. Depuis sa chambre dans le XVIIe arrondissement, il prend le RER B direction le 93, son appareil photo sous le bras pour raconter son quartier d'origine qu'il a dû quitter. À Paris, il rencontre aussi le racisme banalisé et la violence symbolique de ceux qui ignorent tout de la banlieue. "Quand j’entendais les Parisiens parler à l’époque, je me disais 'Comment est-ce qu'ils peuvent nous juger responsable de ce que l'on vit?', rapporte Marvin la gorge serrée. Ils n'ont jamais vécu là, ne sont jamais venus. Quand tu es né riche et blanc, tu ne l'as pas choisi, je ne vais pas te pointer du doigt. Quand tu es né noir ou enfant d’immigré et que tu vis dans un quartier populaire. Tu ne l'as pas forcément choisi non plus, mais tu dois faire avec."
Chemin parcouru
Récemment revenu d'un séjour photographique à Shanghai, le photographe martiniquais a fait le tour du globe pour comprendre l'histoire plus globale de la banlieue et des quartiers populaires. "Mayotte m’a mis une claque. Ça m’a montré à quel point on parle de l’histoire, mais on ne parle pas assez de l’héritage de l’histoire. Et, pour moi, c'est le point de départ d’énormément de problèmes d’aujourd’hui". Au fil de ces voyages, Marvin Bonheur a développé une certaine hauteur d'analyse. D'abord, à Londres, puis dans les favelas du nord de Lisbonne et dernièrement dans des quartiers les plus violents du monde, à Détroit aux États-Unis. Et, partout, de nombreux points communs : "La situation dans laquelle on se retrouve est souvent liée à un refus du territoire d’accepter les nouvelles populations issues et descendantes de l’immigration. Donc cette frustration d'un jeune qui ne comprend pas qu’en tant que citoyen né sur le territoire, il n'ait pas les mêmes droits que d’autres personnes avec un autre faciès."
"Pour les iles et les territoires ultramarins, c'est différent", analyse Marvin Bonheur. La notion de subordination et le colonialisme est encore très ancrée selon le photographe. Aider et introduire la jeunesse de Martinique, de Mayotte ou de Seine-Saint-Denis à la photographie ne passe donc pas toujours par la même stratégie pour le jeune homme. "Mais, je ne leur dirais jamais que ce n'est pas possible comme on a pu me le dire".
Marvin Bonheur réalise le chemin parcouru et les "facteurs chances" qui lui ont permis de se faire un nom dans la photo. "Pour moi, ce que je fais aujourd'hui, c’est quarante fois au-dessus des rêves que j’avais quand j’étais petit. Quand j’étais petit, mon rêve, c'était juste d’avoir un boulot", conclut-il, un léger sourire dans la voix. Et, des sourires qui succèdent à la colère, les portraits de Marvin en sont justement remplis.