Femmes et esclavage : entretien avec Raoul Lucas, sociologue et historien, membre de l'Académie de l'Île de La Réunion

Raoul Lucas est un spécialiste de la période de l’esclavage exercé par la France du XVIIème au XIXème siècle et en particulier dans la zone de l’Océan Indien. Il revient pour nous sur la façon dont les femmes étaient considérées et traitées eu égard à leur sexe.
  • Comment les femmes désignées pour être esclaves étaient-elles choisies en Afrique ? Sur quels critères ?
Raoul Lucas : Selon les mêmes critères et modalités  que pour les hommes asservis où dominent violence de la capture, humiliations des contrôles physiques au moment de la vente : rasées, marquées au fer souvent. Cet aspect est assez documenté par la littérature notamment sur l'âge des captifs pour garantir la procréation. Mais la valeur marchande des femmes est inférieure à celle des hommes. Toutefois ce n’est pas ce qui explique, le déséquilibre des cargaisons de traite où les femmes représentant à peu près un tiers. Cette sous-représentation est volontaire, elle correspond au refus des planteurs de se lancer dans une politique nataliste servile.
  • Comment vivaient-elles le passage d’un continent à l’autre? Comment se passait la traversée pour elles?
R.L. : Dans l'Océan Indien de Madagascar, par exemple, source importante du peuplement servile, les femmes étaient déjà en esclavage avant d’arriver sur les lieux de traite. A bord des bateaux en général, les conditions sont horribles, la mortalité est élevée, quand bien même il y a séparation des espaces de confinement car certaines femmes étaient transportées par des hommes d’équipage clandestinement. Les femmes sont soumises à des violences sexuelles, le viol des adolescentes est largement toléré à bord, par les équipages comme par les captifs hommes, ceci d' autant qu’une esclave enceinte est revendue plus cher. 
 
  • Quelle était la place de la femme esclave sur les plantations ? 
R.L. : Elles participent aux travaux agricoles les plus durs mais peuvent être également être domestiques, blanchisseuses, nourrices (nénaines à La Réunion), cuisinières... En droit les maîtres sont tenus de subvenir à leurs besoins en nourriture et habillement et à veiller à "bien" les traiter. Dans les faits de multiples abus demeurent et les archives, nous montrent  une réalité sordide dans toutes les sociétés serviles. 
 
  • Étaient-elles surtout considérées comme simples moyens de reproduction et porteuses de futurs esclaves? Que devenait la mère ? Comment pouvait-elle assumer/assurer ce rôle?
R.L. : L'esclave femme est ...une esclave donc acquise par un maître pour être mise au travail  dans un univers où domine l’élément masculin. Elle est donc possession du maître qui peut en faire sa concubine, pratique à l'origine de la catégorie des " sang-mêlé" ou la "consommer" au gré de ses exigences comme à celles des esclaves de sexe masculins. Quand elle est enceinte il n’est donc pas question de retirer la femme esclave (non concubine) de la sphère du travail, et ce malgré les textes réglementant ces situations. Infanticides et avortements auxquels ont eu recours de nombreuses femmes esclaves, rendent bien compte de la violence dans laquelle elles se débattent, et constituent une des formes de résistance à laquelle elles vont activement participer. L’enfant d’une femme esclave est lui-même esclave à sa naissance sans considération juridique du père. S’opposer à la maternité pour les femmes esclaves c'était s'opposer à la perpétuation du système servile, mais ce refus était violemment réprimé. Mères, elles furent les plus actives lors des occupations illicites des terres arrachées à la plantation 
 
  • Que devenait la femme plus âgée ?
R.L. : Commençons par préciser que dès la quarantaine on est âgé et  pour prendre un  seul exemple, à Bourbon, à la fin du XVIIIème, seulement 9% des femmes esclaves dépassent cet âge. Donc l’esclave, et surtout la femme esclave elle atteint rarement le grand âge. Tant qu’elle peut  exercer « sa spécialité », elle l’exerce, quand elle ne le peut plus, si le maitre ne s’est pas débarrassé d’elle avant, elle est versée à une autre tâche. Et rien ne change jusqu'à sa mort naturelle ou qu'elle  peut provoquer pour abréger son calvaire.
 
  • Comment les femmes esclaves étaient-elles traitées par les hommes esclaves ?
R.L. : Les esclaves, homme et femme, ne s' appartiennent pas et ils sont donc possessions du maitre, de leurs maitres respectifs. C'est donc à travers leur médiation qu'ils peuvent ou non être autorisés à se lier, et fonder une famille. Mais il faut compter avec l'ingéniosité des esclaves à recréer du lien social entre eux, à vivre leur désir, ce qui explique l'existence de famille, même officiellement non reconnues et /ou autorisées par l'institution servile et le maître. De nombreux cas de figure sont alors possibles avec un large spectre de motivations  du côté des maîtres, allant du paternalisme aux intérêts sociaux et économiques bien compris ; et une palette de modèles  du côté des esclaves allant d'une vie domestique et familiale à une exploitation de la femme esclave par le " conjoint" servile se surajoutant à celle subie de la part du maître.
 
 
  • Un rôle également d’objets sexuels pour les maîtres ?
R.L. : La femme esclave est, dans toute société servile, définie comme sexuellement entièrement disponible pour son maître quel que soit la fonction lui étant par ailleurs attribuée, sans que cela soit considéré comme un viol, avec comme justification sociale l’inversion des actes dont la responsabilité porte sur la femme (volupté, licence, libertinage).
 
  • Quelles ont été les grandes figures féminines des luttes contre les esclavages ? 
R.L. : Les femmes esclaves ont participé activement aux résistances à l’esclavage certaines de ces femmes ont été érigées en mythe littéraire. Mulâtresse Solitude en Guadeloupe ou Héva à La Réunion, pour ne retenir que ces deux exemples. Elles incarnent pour la postérité la présence active des femmes dans les combats contre l'esclavage. Mais il y en a beaucoup d'autres.
 
  • Pourquoi selon vous, peu d’entre elles sont mises en avant aujourd’hui encore ? Pourquoi sont-elles frappées d’oubli ?
R.L. : Par les effets combinés de la méconnaissance générale de l'Histoire, des représentations qui pèsent sur l’étude du phénomène servile ("Encore! "  "On sait tout cela! " " A quoi bon c'est le passé révolu! " Passons à autre chose! ") et de la femme (servile) comme sujet. 
 
  • Quelles sont selon vous les traces profondes laissées par l’esclavage dans nos sociétés (en particulier celles d’Outre-mer) vis à vis des femmes ? 
R.L. : L'esclavage est un phénomène multiple, avec comme principe la déshumanisation, les conduites et représentations qu'il sécrète ne disparaissent pas avec les abolitions et continuent à structurer les imaginaires politiques sociaux et culturels. La racialisation des rapports sociaux, les relations masculines multi partenariales, la violence des relations et la chosification des femmes peuvent être rapportées à la matrice servile, une importante littérature va dans ce sens. Néanmoins plusieurs auteurs et travaux s'interrogent sur les caractères mécaniques, voire exclusifs  de ces analyses en mettant l'accent sur les rapports inégalitaires entre les sexes qui trament l'Histoire. Et pour finir de façon encore plus affirmée la catégorie " outre-mer"  est une construction de l'administration française qui n'est guère opérante. 

5 questions posées à Raoul Lucas, historien
©La1ere