Pendant 11 ans, Nadine Collorig a exercé en milieu carcéral où elle a mené un travail de recherches sur les auteurs d'inceste. Troublée par des croyances populaires, la psychologue a cherché à comprendre les spécificités du phénomène en Polynésie, en analysant les témoignages des criminels.
"Dans les dîners, j'entendais 'Oh la la dans les prisons, il y a 80% d'auteurs d'inceste, les Polynésiens de toute façon violent leurs filles'”, se remémore la psychologue qui a exercé 11 ans au sein de la prison de Nuutania à Faa'a. Son long travail de recherche - réalisé auprès de 15 détenus incarcérés pour inceste - l'a conduite à une conclusion formelle : "L'interdit existe bien en Polynésie." Il lui a aussi permis d'identifier des tendances bien spécifiques.
Le premier constat est un point commun aux territoires d'Outre-mer : "Dans une île, on ne dévoile pas les choses comme dans une grande métropole parce que le territoire est restreint, et on est un peu obligés de vivre les uns avec les autres." Un phénomène accentué par le morcèlement de la Polynésie qui compte 118 îles habitées. Le repli, l'interconnaissance des familles et le manque d'anonymat dans les îles sont l'objet d'un précédent article :
On n’entend pas la parole des auteurs, ce qu'ils ont à dire, leur manière de voir le monde, la vie, les relations intrafamiliales, ou ce qui s'est passé pour eux pour que ce passage à l'acte ait lieu.
La question identitaire chez les auteurs de violences à caractère sexuel incestueuses en Polynésie interpelle la psychologue, jusqu'à entamer une recherche doctorale en anthropologie. Quel est leur discours? Quels sont leurs points communs? Comment s'inscrivent-ils dans la société polynésienne? À l'origine, Nadine Collorig voulait déconstruire des idées reçues répandues en Polynésie, selon lesquelles l'inceste serait "culturel" et "plus toléré" qu'ailleurs en France. Elle alerte : "attention aux chiffres, on peut leur faire dire tout ce qu'on veut!"
Le poids des chiffres
Selon Nadine Collorig, le nombre des incarcérations pour agressions sexuelles peut être trompeur. Avant 1980, date de l'extension de la loi sur le viol et son champ d'application (en France le viol est réprimé depuis le début du 19e siècle), il y avait peu de témoignages, de plaintes et donc de condamnations. Et quelques années supplémentaires ont été nécessaires pour voir déferler une "vague" d'incarcérations pour agressions sexuelles. "Il a fallu du temps dans la société pour que les femmes s'autorisent à parler, pour que la parole puisse être ouverte, qu'elle puisse être entendue… En Outre-mer, on est toujours un peu plus en retard par rapport à ça."
La psychologue, qui a comparé des données de l'Hexagone et de la Polynésie, évalue ce décalage à une dizaine d'années. Ainsi, à 10 ans d'écart, l'Hexagone puis la Polynésie ont connu une vague d'incarcérations pour viols, et notamment incestueux : "tout d'un coup, il y a eu un rebond et puis, petit à petit, d'autres infractions sont apparues, du coup, les crimes de viol ont diminué en proportion."
Quand elle étudie les personnes incarcérés en 2012 et en 2014 pour infractions à caractère sexuel et leur poids par rapport à l'ensemble des condamnés, les proportions sont en défaveur de la Polynésie."C'est vrai que, si on se base sur ces chiffres, par rapport à la France, elles étaient beaucoup plus élevées ici." Seulement voilà, entre 2007 et 2016, le nombre de condamations pour viol a chuté de 40% en France, selon des statistiques du ministère de la Justice étudiées par le journal Le Monde. "On n'est pas ici au même temps de la loi" et de ses effets. En d'autres termes, la Polynésie était, elle, encore en haut de la vague de plaintes et de condamnations.
Le manque de mots
Pour pouvoir étudier l'inceste et le discours des auteurs de ces crimes, il faut en connaître la définition. Au cours de ses entretiens à la prison de Faa'a, Nadine Collorig réalise qu'il n'existe pas de mot pour recouvrir la notion d'inceste dans les langues polynésiennes : "il n'est pas nommé, cela ne veut pas dire que l'interdit n'existe pas, précise la psychologue. Cela veut dire que c'est pas tabou et que c'est tellement évident qu'il n'y a pas besoin de le nommer." Tabou, mot polynésien qui désigne l'interdit, justement. "Une personne m'a parlé d'une expression 'aì toto', qui signifie 'manger le sang'. C'est ce qui serait le plus proche. Mais le mot a été inventé, je crois, par une congrégation religieuse".
Selon qu'on est anthropologue, législateur, religieux ou psychanalyste, l'inceste - défini par l’article 222-31-1 du code pénal - revêt des définitions différentes. "L'interdit fondamental d'une relation sexuelle entre deux personnes appartenant à une même famille ne sera pas situé au même endroit, explique Nadine Collorig. Et c'est ce qui peut créer énormément de malentendus." Par exemple, la religion chrétienne interdit le mariage entre cousins germains, mais la loi française l'autorise. Pour l'une, la relation est inapropriée, pour l'autre non. "Du côté psychanalytique, l'inceste n'est même pas un interdit, c'est un impossible. C'est quelque chose qui n'est même pas pensable."
La déculturation
Sur la base de ses entretiens avec des détenus, Nadine Collorig avance plusieurs éléments transversaux comme le mélange de cultures qui entraine une perte de repères, l'absence de référent parental fort, l'interruption précoce de la scolarité, les violences intrafamiliales… En tentant de déconstruire un discours selon elle "servi de façon abusive" – les croyances populaires -, elle note un point commun à ses entretiens avec des détenus, "une petite musique" qu'elle peine d'abord à analyser.
"C'était la question de la déculturation et d'une difficulté à être entre deux modèles culturels différents sans pouvoir en faire ce que la plupart des gens en font, une transformation. Et sans se l'approprier en tant que quelque chose de métissée et de structurant." Cette perte de repères n'est, selon la psychologue, pas spécifique aux auteurs d'inceste, mais se retrouve chez nombre d'auteurs de violences, de maltraitance et d'inceste en Polynésie.
Les violences intrafamiliales
L'un des aspects primordiaux de cette destructuration, pour la spécialiste de la psychocriminologie, concerne la famille avec "l'arrivée d'un autre modèle familial" : "beaucoup d'auteurs d'inceste en Polynésie présentent des troubles du lien d'attachement", affirme Nadine Collorig. Un phénomène qu'elle lie, notamment, à l'évolution récente d'une pratique traditionnelle de la société polynésienne, le fa´a´amu, c'est-à-dire le don d'un enfant et son adoption par une autre famille. "Aujourd'hui, cela s'inscrit beaucoup plus dans des histoires de souffrance économique... C'est une circulation d'enfant qui ne dépend pas du don et d'un contrat, d'un accord entre des personnes, si bien que les enfants se retrouve dans une position de vulnérabilité."
Nadine Collorig voit au moins deux revers à la dégradation de cette pratique. D'abord, la plus grande probabilité de maltraitances, subies par des enfants fa´a´amu victime d'une adoption réfléchie et scellée sur de mauvaises bases. Et, parfois, en l'absence référents parentaux stables et d'un cadre structurant, ces enfants fa´a´amu, devenus adulte, seront eux mêmes auteurs de violences. "J'ai pu remarquer que parmi les auteurs d'infraction sexuelles intrafamiliale, il y avait un certain nombre d'auteurs qui étaient des enfants circulants, mais des enfants circulants avec un manque de repères identificatoires depuis leur enfance. Cela fait partie des vulnérabilités spécifiques à la Polynésie."
Parmi tous les auteurs que j'ai vus, il y a 100 % d'auteurs de violences et d'auteurs de viols qui ont été des enfants maltraités. Je ne dis pas que tous les enfants maltraités deviendront auteurs de violences ou de viols, mais je dis que parmi les auteurs que j'ai vus, tous ont été des enfants victimes de violences.
Quand l'adoption est réalisée pour des raisons économiques ou de détresse, "cela peut mal se passer, créer des fragilités internes, des problèmes d'identification, des problèmes de structuration psychique", liste celle qui vit depuis 40 ans en Polynésie. Mais attention, ajoute-t-elle : "on ne peut pas faire de lien de cause à effet, ce n'est pas possible. Mais on peut dire que ça fait partie des vulnérabilités dans la société moderne d'aujourd'hui." Dans un avis rendu en 2017, le Conseil économique, social et environnemental conclut que les taux de violence [faites aux femmes] sont (...) sont beaucoup plus élevés en Polynésie française et en Nouvelle-Calédonie. Ainsi, détaille le rapport, quand l'Hexagone enregistre un taux de 0,8% de violences sexuelles intrafamiliales perpétrées sur des femmes, la Polynésie en compte 7%.
L'interruption précoce de la scolarité
Autre point commun entre les détenus suivis, l'arrêt précoce de la scolarité : "J'avais 80 % de personnes qui n'étaient pas allées au-delà de la 5e et qui, après, étaient allées au travail directement." Un constat qui peut cacher la plus grande facilité des familles aisées et éduquées à dissimuler des faits d'inceste et faire pression pour que le secret ne soit pas révélé.
Il n'empêche, "le problème de la scolarité est vraiment un gros problème ici parce que ça oblige des enfants très jeunes, parfois dès la 6e à être pensionnaires pour aller à l'école. Il y a des îles sur lesquelles l'école s'arrête au niveau du primaire." Eloignés de leur famille, les enfants rechignent parfois à retourner à l'école, les parents à les y renvoyer. Alors que dans l'Hexagone, le taux de scolarisation des enfants de 12 ans est de 100% en 2018 selon l'INSEE, il a évolué de 95,1% à 96,7 entre 2015 et 2017 en Polynésie, selon le gouvernement local.
L'aide aux auteurs, l'aide aux victimes
Pour mieux comprendre l'inceste, Nadine Collorig a analysé la parole des auteurs de ces crimes et est arrivée à un constat : "quand les auteurs sont incarcérés il y a beaucoup de choses qui se mettent en place pour les faire travailler, pour les aider à la réflexion. Il y a des groupes de discussion, des psychologues, des agents de probation. Il y a énormément de choses qui sont mises en action pour les faire réfléchir." La psychologue estime qu'en Polynésie, il y a "un gros vide à combler" du côté des victimes.
Outre les psychologues - mais pas dans toutes les îles - et les antennes du service social, l'APAJ, l'Association Polyvalente d'Actions Judiciaires, est l'une des rares structures à proposer une aide aux victimes et notamment aux victimes d'inceste en Polynésie. Des établissements scolaires participent également à la sensibilisation des enfants sur ces crimes.