Ce devait être l'investissement d'une vie. Peu avant le début des émeutes sur le territoire, Stéphane* et sa femme s'étaient engagés dans l'acquisition d'une maison à Nouméa. "J'étais confiant et heureux de pouvoir investir. Le bien correspondait exactement à ce qu'on cherchait, et on avait dans l'idée d'y rester y compris après la retraite", explique cet artisan installé en Nouvelle-Calédonie depuis le début des années 90.
Tout a ensuite basculé rapidement dès les premières semaines de la crise. Via les réseaux sociaux, le couple apprend que plusieurs habitations ont été incendiées dans sa future rue. De quoi radicalement remettre en question son projet d'achat.
"Nous ne sommes plus dans une situation où nous pouvons sereinement nous engager. L'avenir est trop incertain. Ce n'est pas une question de prix mais de décision d'investissement", déplore Stéphane, qui devra certainement débourser plusieurs millions de francs de pénalité pour se rétracter sur la signature du compromis de vente.
Confiance en berne
À en croire les professionnels, le cas de Stéphane est loin d'être une exception. "Il y en a beaucoup plus que d'habitude. Des compromis, des projets d'aquisition sont reportés. Les gens souhaitent revoir la copie ou renégocier le prix", souligne Alexandre Rodriguez, le président de la confédération des professionnels de l'immobilier.
Il faut dire que le contexte offre peu de garanties. "Les acheteurs ont besoin de visibilité. On parle d'un investissement sur 10, 15, 20 ans voire plus. Le risque de perdre son bien ou de le voir dévalué ne leur donne pas envie de se positionner", poursuit Alexandre Rodriguez.
Le niveau de transactions, déjà faible avant la crise, s'avère famélique depuis le début des émeutes. La demande est désormais très inférieure à l'offre et contribue à tirer les prix vers le bas. "Nous sommes incapables de suggérer aux vendeurs des prix, sauf à les décoter", explique Jean-Damien Ponroy, à la tête de la fédération territoriale des agents immobiliers.
Des décotes particulièrement marquées dans les secteurs les plus impactés par le contexte sécuritaire. "Comptez 50 à 70% de baisse en certains endroits au Mont-Dore, entre 25 et 35% dans d'autres à Païta", estime le professionnel, gérant d'une agence dans le centre-ville de Nouméa.
"Les seules demandes d'acheteurs qu'on a concernent des quartiers qui sont restés sécurisés au cours des dernières semaines. Pour le moment, le prix reste stable dans ces zones mais elles seront certainement aussi concernées à terme par les décotes", conclut-il.
Le nord également concerné
Critique dans le grand Nouméa, la situation n'est pas forcément plus idyllique dans le Nord, pourtant bien moins concerné par les violences. La mise en sommeil de KNS, annoncée début février, avait déjà suscité une importante vague de débaillements dans les semaines suivantes. Elle avait également conduit les acheteurs potentiels à réfréner leurs ardeurs, en attendant de connaître le sort de l'usine du nord.
"Quelques compromis sont en cours mais il n'y a aucune vente actée en 2024. Le marché est atone et on s'inquiète car même si les prix baissent, il y a très peu d'acheteurs et de l'autre côté, les banques ne sont pas disposées à prêter au vu de la conjoncture", pointe Cyrille Berhault, gérant d'une agence immobilière bien connue des habitants à Koné.
"Entre le mois d'avril et le mois de mai, on a perdu la moitié de notre chiffre d'affaires [...] On essaye de se diversifier, de trouver des solutions mais le champ des possibles se réduit au fur et à mesure qu'on avance et qu'on ne trouve pas d'issue à la situation actuelle", poursuit l'entrepreneur.
Le locatif moins impacté
Dans ce marasme commun au sud et au nord de la grande Terre, le locatif fait pour le moment figure de rescapé, même si la demande reste légèrement inférieure aux standards observés ces dernières années. "Il y a une certaine stabilité, voire une petite hausse des prix dans certains quartiers", assure Jean-Damien Ponroy, qui cite notamment les zones les moins défigurées de la capitale.
"Les quartiers sud, la Vallée-des-colons et le Centre-ville retrouvent de l'attrait, les Calédoniens souhaitent se rapprocher des quartiers sécurisés", explique-t-il, tout en évoquant un phénomène nouveau. "La demande est très forte sur les meublés, car ce sont des locations temporaires. Les gens se mettent en position d'attente, d'arbitrage. C'est une tendance, qui à mon sens, pourrait perdurer", estime le patron de la confédération des professionnels de l'immobilier.
Le volet locatif pourra-t-il toutefois porter indéfiniment à bout de bras un marché exsangue ? Rien n'est moins sûr, d'autant que les assurances se montrent particulièrement frileuses dans un contexte où les émeutes ont causé des dégâts de l'ordre d'environ 120 milliards de francs. "Aujourd’hui, nous n’acceptons plus la souscription d’affaires nouvelles. Si quelqu’un veut assurer un dock ou une maison, son dossier sera bloqué tant que la sécurité n’est pas revenue", nous indiquait il y a quelques jours Frédéric Jourdain, le président du comité des sociétés d'assurance (Cosoda).
D'après nos informations, certaines compagnies continuent tout de même d'assurer des biens mais les demandes sont examinées au cas par cas. "C'est selon le quartier et la manière dont il est protégé", nous a confié un agent d'assurance d'une entreprise bien connue des Calédoniens.
Des fermetures à prévoir
Inquiets de l'évolution du marché, de nombreux professionnels de l'immobilier s'attendent à des destructions d'emplois dans leur secteur. "La question n'est plus de savoir si des agences vont mourir, il s'agit désormais de savoir lesquelles", déplore Jean-Damien Ponroy, selon qui 2024 devrait être "une année noire, la pire que le territoire ait connue sur les trois dernières décennies".
"La situation est plus grave que pendant le Covid", renchérit Cyrille Berhault en ce qui concerne la province Nord, dont l'avenir de KNS rend plus lourde l'épée de Damoclès au-dessus des cinq agences. Et si la donne économique devrait s'avérer déterminante pour le secteur, Alexandre Rodriguez, lui, scrute avant tout l'horizon politique.
"Les gens répondent à chaud aujourd'hui, mais quand la question d'un avenir institutionnel aura été tranchée, ils reviendront sur leur position", prédit le trentenaire, entretenant l'espoir "qu'une fois l'accord clarifié, les exactions ne se reproduiront plus". Une sortie de crise que tous les pans de l'économie appellent désormais pressament de leurs voeux, à l'issue d'un mois lors duquel 7000 emplois ont été détruits et 8000 autres demeurent menacés.
*Prénom d'emprunt