TÉMOIGNAGES. "Je prends la voiture mais avec une angoisse terrible", paroles de Nouméens qui travaillent dans le Sud du Mont-Dore

Un matin de la crise calédonienne, au départ de Port-Moselle à Nouméa, la navette maritime dédiée aux professionnels de santé qui exercent au Mont-Dore (et à leurs nombreux cartons d'approvisonnement, notamment en médicaments).
Semblant de retour à la normale au Mont-Dore, dépendant des navettes maritimes depuis près de six mois après le déclenchement des violences en Nouvelle-Calédonie. Les automobilistes recommencent à circuler en nombre à travers Saint-Louis, mais seulement de jour et encadrés par les gendarmes. Si de très nombreux habitants ont leur emploi dans la partie Nord, il y a aussi ces travailleurs qui font le trajet inverse. Récits de Nouméens qui exercent leur profession "de l’autre côté".

Anne, Thu-Anh et Joseph habitent à Nouméa. Mais leur emploi est situé à une trentaine de kilomètres. Au Mont-Dore, "de l’autre côté" comme on a pris l'habitude de dire. Voilà cinq ans qu’Anne est secrétaire pour la société Acro’bat sol’air, installée dans la zone industrielle de La Coulée. Joseph enseigne à l’école primaire du Vallon-Dore, "ça doit faire depuis 2006". Et Thu-Anh gère une des trois pharmacies basées dans le Sud de la ville. 

"Je ne savais pas comment faire"

Pendant cinq mois et demi, elle a rejoint son officine par la mer. Remontons à la mi-mai : l’agglomération s’embrase, des barrages sont dressés sur les routes. "La première semaine, je ne suis pas venue travailler. Je n’étais pas bien, j’étais partie chez mon fils", confie la pharmacienne établie depuis une quinzaine d’années. Afin de faire revenir les services essentiels, un responsable de l’Association citoyen mondorien a tout mis en œuvre pour la rassurer. "J’avais envie de travailler. Mais j’avais peur, je ne savais pas comment faire…" Les difficultés logistiques semblaient insurmontables.  

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Des médicaments plein la cale

Une fois le cap du retour passé, avec beaucoup d’attentions venues des habitants, une nouvelle "routine" va s'installer. Le matin, à Port-Moselle, les professionnels de santé (pharmaciens, médecins, kinés, vétérinaires…) montent à bord d’un bateau affrété par la province. Il est adapté au fret, puisque les grossistes ne peuvent plus livrer. "On est obligés de faire venir les médicaments par nos propres moyens. On va les chercher chez le grossiste, on les met dans nos voitures, on les apporte à Moselle, on les met sur notre navette." Les cartons sont descendus au wharf du Vallon-Dore. Ceux de Thu-Anh sont chargés dans la voiture de sa préparatrice, qui la véhicule.

Ces navettes, on s’y est fait. Mais c’est dur.

 Thu-Anh, pharmacienne dans le Sud du Mont-Dore

Horaires restreints pour les Mondoriens

Au casse-tête de l’approvisionnement, s’ajoute celui des horaires d’ouverture au public. Ils ont longtemps été très restreints, pour laisser le temps d’arriver et de repartir en navette. Mais aussi d’aller chercher les médicaments à acheminer le jour d’après. "Au début, j’ouvrais à 9 heures, c’était compliqué. On n’était pas encore organisées. En plus du transport des médicaments et de la vente, il y avait tout le reste et je n’avais pas le temps. On était au comptoir toute la journée. Les gens avaient tellement peur, on avait énormément de clients." 

Alors que l’isolement du Sud s’installait dans la durée, des solutions sont apparues : le grossiste a étendu ses horaires, des pharmacies de Nouméa ont récupéré les commandes pour celles du Mont-Dore, Thu-Anh s’est équipée pour faire sa comptabilité à la maison… 

"J'ai eu peur"

Depuis quelques jours, le chemin vers la normalité a franchi de grandes étapes. Les médicaments recommencent à être livrés par voie terrestre. Comme les automobilistes, ils ont le droit de traverser les verrous de Saint-Louis de 6 heures à 18 heures, en convoi de gendarmerie. Depuis le 30 octobre, "je prends la voiture, annonce Thu-Anh. Mais avec une angoisse terrible." Pour aller travailler le samedi suivant, le trajet lui a laissé une telle sensation d’inconfort - "j’ai eu trop peur" - qu’elle envisage de recommencer la navette maritime, au moins ce jour-là.  

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Nombreux enseignants

Joseph aussi, a recommencé à venir par la route. Lui, fait partie des dizaines d'enseignants, agents administratifs et personnels techniques, qui habitent la partie Nord mais travaillent dans un établissement scolaire de la partie Sud. Au collège de Plum, qui compte environ 480 élèves, c'est la moitié des personnels qui vit de l'autre côté. 



D'habitude, en cas de blocage, les instituteurs ont une école de rattachement près de chez eux. "Là, c’est vraiment exceptionnel, parce que ça a duré." L’habitant de Rivière-Salée s'est bien vu proposer d’échanger les postes avec un(e) collègue bloqué(e) au Mont-Dore Sud. Mais il a préféré garder sa classe. 

Trouver le "bon" port

À partir du 3 juillet, jour de reprise à l’école du Vallon-Dore, "maître Joseph" a donc rejoint son CM2 en bateau. Il a d'abord fait des tests. Embarquer à la marina de Moselle ou celle de Boulari ? "Je me suis aperçu que c’était plus pratique de prendre la navette depuis Boulari. Moselle, c’est trop lent, c’est trop loin, ça me fait un bouchon pour rentrer chez moi le soir. Alors que là, je suis tout le temps dans le sens contraire, le trajet en bateau est plus court. S’il y a du vent, on est ballottés seulement dix minutes- un quart d’heure…" Professeurs des écoles ou du collège, ils étaient alors "une trentaine à monter de Boulari".  

Le collège a dû s'adapter

Il y a des avantages dans cette galère : il est prioritaire sur d'autres passagers, et le wharf du Vallon-Dore se trouve à côté de son primaire. Les enseignants de Plum, eux, ont encore des kilomètres à faire. Le collège a modifié ses horaires. Il ouvre plus tard, ferme plus tôt, a réduit le temps de récréation et joué sur la pause de midi. Les personnels qui arrivent au débarcadère montent avec un transporteur affrêté par l'établissement, ou sont récupérés par leurs collègues qui ont organisé tout un planning.

Départs en catastrophe

"L’inconvénient du bateau, rappelle Joseph, c’est qu’on est très dépendants de la météo." Quand les conditions sont mauvaises, le dispositif est suspendu. Des fois, lui et l'autre maîtresse du primaire installée de l'autre côté ne pouvaient pas venir faire la classe. D’autres fois, ils sont partis en catastrophe pour être sûrs d'arriver à rentrer chez eux. Leurs élèves étaient alors pris en charge par une remplaçante.  

"Blasé" du bateau

Avec cette course à la navette, fini, de rester corriger les copies. Terminé, de préparer le lendemain. Pas moyen, de remettre les livrets aux familles en fin de journée. Mais les enseignements ont été prodigués. Quant aux enfants, ils se sont montrés compréhensifs : souvent, leurs parents prenaient eux-mêmes la mer deux fois par jour pour le travail. N'empêche… "Au début, j’étais content de faire du bateau. Maintenant, je suis complètement blasé", avouait "maître Joseph" fin octobre. "Cette interminable attente, l’incertitude, la météo… Et puis les mesures qui changent tout le temps."

C’est usant. Ça me démange, de prendre la voiture.

Joseph, enseignant au Vallon-Dore

La RP1 était rouverte sous conditions depuis une vingtaine de jours mais il se laissait un temps d'observation. Et voilà : l'enseignant a repris le volant. "Je suis content. Mais on n'est pas à l'abri des caillassages."

Caillassage dans l'entourage

Anne hésitait à franchir le pas, pour aller des quartiers Sud de Nouméa à la zone industrielle de La Coulée. Il faut dire que le 17 octobre, son patron a subi des jets de pierre dans la traversée de Saint-Louis. "Entre deux groupes de gendarmes", a raconté l'entrepreneur, qui n'a pas été blessé. Son véhicule a eu besoin de réparations, avec ce que ça implique en coût et en complications. De quoi freiner la secrétaire. "Ce matin-là, j’ai hésité à prendre la route. Quand il est repassé, il s’est fait caillasser et depuis, je n’ose plus", posait la salariée d'Acrobat, entreprise spécialisée dans l'énergie solaire. 

"Revenue trois mois après"

Elle a la chance de pouvoir effectuer ses tâches à distance. "En mai, on a eu une interruption de travail, il y a eu un gros flottement jusqu’à mi-juin. On a repris doucement, d’abord en télétravail et puis, petit à petit. Je crois que je suis revenue au dock trois mois après le début des émeutes." Le retour au Mont-Dore n'était pas une évidence. "Aller si loin de la maison, quitter la zone de confort qu’on s’était installé, reprendre la voiture…" A ses yeux, "tout avait l’air compliqué. Il me semblait que j’étais beaucoup plus performante dans mon travail en restant à la maison, plutôt que d’attendre des heures le bateau pour aller travailler trois heures."

Télétravail un jour sur deux

"Ça s’est passé comme ça. Et puis après, la navette." Un jour sur deux, elle ne télétravaille pas mais vient par la mer, en embarquant à Boulari. "On a essayé plein d’horaires, pour passer le moins de temps possible à attendre. On part à 7 heures de Nouméa en covoiturage. Quand on arrive à Boulari, on a passé tous les moments où il y a du monde." Un coup de fil aux collègues avant de monter à bord "et le temps de traverser, quelqu’un vient nous récupérer au Vallon-Dore. On part vers 15 heures de La Coulée. Quelqu’un nous descend jusqu’au wharf et on fait notre petite vie." 

"Je suis dans le sens facile"

Comme beaucoup de Calédoniens, Anne s'efforce de relativiser. "Quand tu arrives au Vallon-Dore et que tu vois tous ces gens qui attendent… Là, je me dis que je suis dans le sens facile et que je n’ai pas du tout à me plaindre." Une affluence au débarcadère qui n'est plus la même. "Maintenant, ça va beaucoup mieux, avec Saint-Louis qui a rouvert." Finalement, "le bateau, c’est très bien" 

J’aimerais avoir le choix parce que c’est vraiment aléatoire. Il y a des jours où je me sens bien, je serais presque prête à reprendre la voiture. Et des jours, où non. Pourquoi ? Je ne pourrais pas l’expliquer.

Anne, employée à La Coulée

Aux dernières nouvelles, cette Nouméenne aussi, a fait l'expérience du retour à travers Saint-Louis. "Ça y est, la voiture est passée et repassée de l'autre côté. Non sans quelques appréhensions, mais la vue des gendarmes sur la route est sécurisante." Pour l'heure, la province Sud maintient le dispositif de navettes maritimes, en partenariat avec la mairie et Tanéo. 

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Un tiers d'actifs qui habitent en dehors

Du chef d’entreprise au stagiaire, combien de personnes sont-elles concernées par les trajets entre le Nord de l'agglomération et sa partie Sud pour aller au travail ? Difficile à dire. Au recensement 2019, sur 7 485 emplois exercés au Mont-Dore, un gros tiers était occupé par des habitants d'une autre commune :

  • 1 250 arrivaient de Nouméa,
  • 697 venaient de Dumbéa,
  • 403 descendaient de Païta…

Les chiffres ne précisent pas dans quel quartier du Mont-Dore. Ils ne disent pas non plus combien de Mondoriens du Nord travaillent au Sud. Le flux est beaucoup plus réduit dans ce sens inverse. Mais il n'est pas anecdotique et concerne toutes sortes de métiers. Du commerce à la mine en passant par les services publics, la banque, l'agroalimentaire, et donc la santé et l'enseignement.  

Des agents relocalisés

N'oublions pas celles et ceux qui ont perdu leur emploi et n'ont, hélas, plus besoin de faire le déplacement ; ceux qui en ont cherché un autre ailleurs ; qui restent en télétravail ; ou qui ont été relocalisés. À la mairie du Mont-Dore, une vingtaine d'agents ont ainsi été installés de façon provisoire au Centre de l'éducation à l'environnement, à Boulari. Il leur était compliqué de rejoindre leur bureau à la direction des services techniques et de proximité : la DSTP se trouve dans la zone industrielle de La Coulée.