Une histoire, des abolitions

Chaque territoire d’Outre-mer où sévissait l’esclavage comporte sa propre histoire de résistance et de lutte contre le système servile. Retour sur les parcours de ces libérations.

L’abolition aux Antilles

En Guadeloupe et en Martinique, à force de révoltes et de détermination, les esclaves ont arraché eux-mêmes leur liberté, plusieurs jours avant que le décret d’abolition ne parvienne jusqu’à eux. En Martinique comme ailleurs, les esclaves n’ont jamais cessé de lutter pour obtenir leur liberté. Le 27 avril 1848, sous l’impulsion de Victor Schoelcher, un décret proclamant l’abolition de l’esclavage dans les colonies françaises est enfin adopté. Il entre en vigueur le 22 mai en Martinique.

La révolte gronde

En Martinique, après la publication du décret à Paris, les esclaves ont vent de ce qui se prépare dans l’Hexagone. Tous les jours, on espère l’arrivée du décret salvateur abolissant l’esclavage. Les esclaves doivent être affranchis dans les deux mois qui suivent... Cependant, les journées puis les semaines passent et la libération tant espérée n’arrive pas. Les esclaves craignent que ce décret soit factice. En effet, le rétablissement de l’esclavage huit ans après son abolition en 1794 reste gravé dans les esprits. Certains bourgeois de couleur et quelques démocrates blancs s’allient à la cause des esclaves et entrent en campagne pour réclamer leur libération immédiate. Les esclaves sont à bout, le sentiment de révolte prend de plus en plus d’ampleur.

Les émeutes de Saint-Pierre

Les 21 et 22 mai 1848, l’île est le théâtre de nombreuses émeutes. A Saint-Pierre, un esclave est arrêté et conduit en prison pour avoir joué du tambour. La nouvelle se répand très rapidement. C’est l’embrasement. Plus de 2000 esclaves se saisissent de coutelas, de lames et de bâtons et vont réclamer sa libération. Ils se heurtent à des maîtres armés de fusils, et 25 esclaves sont tués. La vue de ces cadavres et des nombreux blessés décuple la volonté des insurgés. Ils menacent d’incendier toute la ville. Paniqué, conscient de son impuissance face à la détermination des esclaves, le conseil municipal se réunit d’urgence et vote l’entrée en vigueur immédiate du décret d’abolition à Saint-Pierre.

Le décret entre en vigueur

Le lendemain, le 23 mai, alors que des incidents similaires se déroulent dans d’autres villes de la Martinique, le gouverneur décrète l’abolition de l’esclavage et l’abandon des poursuites contre les insurgés. Conformément au décret voté à Paris, les colons sont indemnisés pour la perte de leur main d’œuvre gratuite. Quant aux esclaves, ils ne bénéficient pas de ces largesses et devront survivre par leurs propres moyens. Chaque 22 mai, les Martiniquais commémorent par un jour férié non pas l’application locale du décret, mais la révolte de Saint-Pierre qui a permis l’abolition.

L’Abolition en Guadeloupe

Libérés lors de la première abolition en 1794, les Noirs doivent retourner aux chaînes en 1802. Jusqu’à l’abolition de 1848, les esclaves se battront pour retrouver leur liberté volée. "(...) Jusqu’à ce qu’il en soit autrement ordonné, le titre de citoyen français ne sera porté dans l’étendue de cette colonie et dépendances que par les Blancs. Aucun autre individu ne pourra prendre ce titre ni exercer les fonctions qui y sont attachées". Avec ce décret, le général Richepance rétablit l’esclavage en Guadeloupe en 1802, et ce malgré la résistance acharnée de centaines d’hommes et femmes emmenés par Louis Delgrès.

Soulèvements chroniques

Alors que dans l’Hexagone, des voix se font entendre contre la poursuite du système servile, les esclaves tentent à de nombreuses reprises de se soulever contre leurs maîtres. A chaque fois la répression est sanglante. Ces soulèvements chroniques inquiètent beaucoup l’aristocratie française qui craint que les colonies accèdent à l’indépendance, comme Haïti en 1804. En Guadeloupe, conscients que les esclaves parviendront tôt ou tard à arracher leur liberté, les maîtres tiennent à contrôler le processus d’émancipation. Ils refusent que l’abolition se fasse dans la violence, et, surtout, de perdre leurs privilèges et leur toute puissance économique. Dès 1847, le conseil colonial de la Guadeloupe élabore des stratégies et des méthodes d’indemnisation en prévision de l’Abolition qui paraît inéluctable.

Un an plus tard, l’abolition est à l’ordre du jour mais la question de l’indemnisation n’est pas encore réglée. Les maîtres tiennent avant tout à être dédommagés, et pour cela ils ont besoin de gagner du temps. C’est dans ce but qu’ils tentent par tous les moyens d’apaiser les esprits des esclaves. Au début du mois d’avril, le gouverneur Layrle s’adresse à eux, leur promettant une abolition proche. Quelques jours plus tard, les châtiments corporels sont interdits. Enfin, le 27 avril, l’abolition est officiellement déclarée, et les colons obtiennent d’être indemnisés par l’Etat. Le décret part pour les Antilles. Le 22 mai, sur l’île voisine de Martinique, les esclaves se révoltent violemment et les colons, dépassés, n’ont pas eu d’autre choix que de proclamer l’Abolition avant l’arrivée du texte.


Le 27 mai

Les esclaves guadeloupéens s’organisent à leur tour. Les rassemblements et les émeutes de plusieurs milliers d’entre eux poussent le gouverneur à déclarer l’abolition le 27 mai 1848. Quant au décret envoyé par Paris, il arrivera plus d’une semaine après que les esclaves eurent repris leur liberté. Depuis 1983, le 27 mai est une journée de commémoration fériée en Guadeloupe.

L’abolition en Guyane

En Guyane, l’esclavage a été aboli légalement le 10 août 1848. Cependant, depuis 1983, les Guyanais ont choisi de commémorer le 10 juin, date de l’arrivée du décret sur l’île.

Résistance et marronnage
Une fois libérés par la première abolition de 1794, les anciens esclaves guyanais sont décidés à s’occuper de leurs terres.Ils montent des exploitations familiales, considérées comme illégales mais tolérées, et forment un bataillon noir qui assure leur défense. Ils manifestent fermement leur volonté de prendre les armes au cas où l’on voudrait les ramener à leur condition d’esclave. En 1802, Napoléon rétablit l’esclavage dans l’ensemble des colonies françaises. En Guyane, une partie des anciens esclaves s’enfuit dans la forêt, pratiquant le marronnage. Ce sont les Bushinengués, les "Nègres des bois". Les troupes du gouverneur Victor Hughes leur livrent des combats sans merci. Ils déciment leurs plantations et exécutent les résistants. Cependant, le mouvement perdure jusqu’à l’abolition de 1848. On dénombre près d’un tiers d’esclaves partis en marronnage.

"Nulle terre française ne peut plus porter d’esclaves"
De 1809 à 1814, alors que la Guyane est occupée par les Portugais, le statut des esclaves reste inchangé. Dans l’Hexagone, on commence à remettre en cause l’esclavagisme. Après de longues délibérations, le décret d’abolition de l’esclavage est adopté le 27 avril 1848, sous l’influence de Victor Schoelcher.  Ce décret qui affirme que "nulle terre française ne peut plus porter d’esclaves", doit encore être acheminé jusque dans les colonies. Une fois sur place, la loi prévoit un délai de deux mois avant qu’il soit appliqué.
En Martinique et en Guadeloupe, les esclaves n’ont pas attendu tout ce temps. Ils ont arraché leur liberté avant même l’arrivée du décret sur leurs terres. En Guyane, les colons parviennent à contrôler leur main d’œuvre jusqu’à l’arrivée du décret, le 10 juin 1848. Il est promulgué le jour même par le gouverneur Pariset. Le décret annonce aux esclaves leur libération prévue pour le 10 août mais les contraint à continuer travailler pour les anciens maîtres, en leur promettant une rémunération "honnête".

Le 10 août, jour de la libération
Le jour dit, les esclaves sont libérés de leurs chaînes. Ils échangent leur matricule contre un patronyme. Alors que les colons sont indemnisés, le paiement promis aux anciens esclaves par Pariset ne s’avère qu’un leurre. Les "salaires" proposés sont misérables et ne permettent même pas de survivre. Les nouveaux hommes libres feront souvent le choix de quitter les plantations, ce qui mettra un terme à la prospérité des colons. La Guyane est le seul département français d’Outre-mer où l’on commémore la date d’arrivée du décret d’abolition, le 10 juin, soit deux mois avant la date effective de la libération, qui est le 10 août 1848.

 

L’abolition dans l’océan Indien

Longtemps occulté dans cette région, l’esclavage a bien eu lieu dans l’océan Indien. Il fut aboli le 20 décembre 1848 sur l’île Bourbon et le 27 avril 1848 à Mayotte.

L’abolition à La Réunion
On connaît peu l’histoire de l’esclavage dans l’océan Indien et encore moins celle de son abolition. Pourtant, le 4 février 1794, à Paris, l’Assemblée constituante proscrit l’esclavage dans les colonies françaises. Mais sous l’influence de l’Assemblée coloniale de l’île Bourbon, désormais Île de la Réunion, ce décret n’est pas appliqué dans les Mascareignes. Le 20 mai 1802, Napoléon rétablit l’esclavage dans toutes les colonies.

Résistance des colons
Quinze années plus tard, une ordonnance royale interdit la traite. Malgré tout, elle se poursuit clandestinement. Le 27 avril 1848, le gouvernement provisoire de la seconde République abolit définitivement l’esclavage. L’agitation gagne l’île. Immédiatement, les notables locaux s’opposent au décret et créent "l’Assemblée Générale des Communes". Sans succès ! On répertorie les affranchis que Sarda Garriga, le Commissaire de la République qui a la charge de proclamer l’émancipation des esclaves de l’île Bourbon, oblige à prendre un "engagement de travail" auprès d’un propriétaire.

"Fêt Kaf"
Le matin du mercredi 20 décembre 1848, la proclamation d’abolition est affichée dans toute l’île tandis que les affranchis obtiennent chacun un deuxième nom attribué par l’administration coloniale. On célèbre une messe d’action de grâce sur la place du gouvernement. L’artillerie de Saint-Denis tire trois salves de canons.
L’après-midi de ce même jour, 62.000 esclaves, soit plus de la moitié de la population de l’île, arrachent leurs chaînes et fêtent leur premier jour de liberté. A Saint-Denis, sur la place du gouvernement, un bal s’improvise. Un bal libre, rythmé aux sons du rouler, du bobre, du kayamb, ces instruments hérités d’Afrique.

Les Bourbonnais assistent à la scène avec enthousiasme alors que les grands propriétaires terriens s’inquiètent de savoir ce que deviendront leurs plantations sans main d’œuvre servile. Ils ont pourtant reçu une indemnité coloniale de la part de la République, grâce à laquelle les plus puissants pourront racheter sans peine les petites exploitations, faisant des Noirs libres des employés pauvres et dépendants.
Mais depuis ce jour, chaque année, tous les Réunionnais fêtent le 20 décembre comme la fête de la Liberté, la "Fêt kaf", date à laquelle les différentes populations de l’île commencèrent à vivre ensemble leur diversité.

L’Abolition à Mayotte
Mayotte connaît la fin de l’esclavage avant toutes les autres colonies. Dès le 9 décembre 1846, Louis-Philippe 1er fait publier une ordonnance royale portant sur "l’abolition de l’Esclavage" à Mayotte et ses dépendances, Nosy Be et Sainte-Marie. Cinq années auparavant, le sultan Andriantsouli, d’origine malgache, a cédé l’île de Mayotte à la France. Le commandant Passot, qui représente la Couronne, en prend possession deux années plus tard. La marine française a besoin, en effet, d’un port important dans l’entrée du Canal du Mozambique afin d’empêcher les Anglais et les Allemands d’acquérir plus de territoires dans la zone de l’Océan Indien.

Sur l’île de Mayotte, environ 1500 hommes et femmes sont déjà réduits en esclavage. Tel est l’ordre social instauré par l’administration du sultanat. Mais la France doit mettre un terme à l’esclavage pour deux raisons. D’une part, pour instaurer sa souveraineté sur ce nouveau territoire en rendant ce régime social obsolète et, d’autre part, pour accéder aux revendications des Britanniques. En effet, la couronne d’Angleterre, qui a aboli l’esclavage en 1835, lutte contre la servitude à Mayotte, considérant qu’elle représente une concurrence déloyale dans la production sucrière.

Rachat de liberté
Le 27 avril 1848, le décret d’abolition de l’esclavage dans toute les colonies s’applique donc à Mayotte bien qu’il soit effectif depuis trois ans. Afin de dédommager les propriétaires d’esclaves, issus des différentes vagues de migrations sur l’île, la France organise le rachat de leur liberté. En échange de cette émancipation, les Noirs doivent s’engager à travailler pendant cinq ans dans les champs de canne à sucre au profit de l’Etat.

Le jour de l’affranchissement, les esclaves sont donc "libres" mais également asservis en tant qu’"engagés". Quelques mois plus tard, des centaines de Comoriens, d’Indiens et d’Africains débarquent sur l’île pour travailler dans les plantations. Pour beaucoup d’entre eux, les conditions de vie s’apparentent à celles que connaissaient les anciens esclaves. Plus de 150 ans après cette émancipation, les Mahorais ne travaillent plus le 27 avril en hommage à certains de leurs ancêtres réduit en esclavage.