La sélection livres d’octobre

Retrouvez comme chaque mois notre sélection de livres.

La rentrée littéraire se poursuit. Le choix est toujours aussi vaste, avec quelques 650 nouveaux ouvrages sur les rayonnages. Cela fait beaucoup. Mais loin de nous décourager, nous poursuivons sans ciller notre quête, un peu au hasard, un peu guidé par la critique. Si vous souhaitez recommander un livre, n’hésitez pas à m’écrire à cette adresse : philippe.triay@francetv.fr. Votre suggestion apparaîtra dans notre sélection du mois de novembre.

Romans


Julie Otsuka

Odyssée japonaise aux Etats-Unis
Avec « Certaines n’avaient jamais vu la mer », l’Américaine d’origine japonaise Julie Otsuka revient sur l’histoire méconnue des migrants japonais aux Etats-Unis au début du vingtième siècle. L’auteur y raconte le périple de femmes japonaises émigrant en Californie dans les années 1900 pour y rejoindre leur futur mari, qu’elles n’ont jamais rencontré mais avec qui elles ont correspondu et échangé des photos. Après un voyage éprouvant, la désillusion est au rendez-vous. L’époux, qui s’était présenté comme homme d’affaires ou gérant d’un commerce, est généralement un ouvrier agricole, qui a besoin d’une femme pour l’aider aux champs et satisfaire ses besoins sexuels. Les poses avantageuses des photographies ne correspondent pas à la réalité. Malgré tout, la vie continue, des enfants naissent. Certaines parviennent même à aimer leur mari, ses mains calleuses et sa rudesse. Et puis, ce serait une honte pour la famille que de retourner au Japon.

L’apprentissage du déracinement est cruel : un pays étranger, aux dimensions immenses, une autre langue, d’autres mœurs - aux antipodes de ceux du Japon – le poids de la discrimination, du machisme, et la dureté du travail quotidien. « Nous nous demandions si nous n’avions pas fait une bêtise en venant nous installer sur une terre si violente et hostile. Existe-t-il tribu plus sauvage que les Américains ? » interroge la narratrice. Il y a beaucoup de peine, et de rares petits bonheurs.

Et puis la base américaine de Pearl Harbor à Hawaï est attaquée par le Japon, en décembre 1941. Les Etats-Unis entrent en guerre. Les immigrants japonais vivant aux Etats-Unis, comme les Américains d’ascendance japonaise, sont considérés comme une cinquième colonne composée d’espions et de combattants potentiels. La chasse est ouverte. Intimidations, violences, délations, emprisonnements. C’est l’escalade, jusqu’à ce qu’en quelques jours, en catimini, dans le silence, des dizaines de milliers de Japonais soient déportés dans des camps et acheminés dans l’Utah, le Nevada, le Wyoming, l’Idaho, où ils continueront de travailler dans des champs.

« Certains des nôtres sont partis en pleurant. Et certains en chantant. L’une avait la main plaquée sur la bouche parce qu’elle avait le fou rire. Certains étaient ivres. D’autres sont partis en silence, tête baissée, pleins de gêne et de honte. (…) La plupart d’entre nous ne s’exprimaient qu’en anglais afin de ne pas provoquer la colère des foules qui se rassemblaient sur notre passage pour assister à notre départ. Beaucoup des nôtres ont tout perdu et sont partis sans rien dire. Nous portions tous une étiquette blanche avec un numéro d’identification attaché à notre col ou au revers de notre veste. »
Avec un ton juste et émouvant, Julie Otsuka revient sur une histoire largement occultée, et sa puissance d’évocation fait de cet ouvrage, non seulement un remarquable travail de mémoire, mais un pur chef d’œuvre. Après « Quand l’Empereur était un Dieu », publié en 2002, ce deuxième roman a obtenu le prix PEN/Faulkner Award for fiction aux Etats-Unis.

« Certaines n’avaient jamais vu la mer » de Julie Otsuka (éditions Phébus) - traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Carine Chichereau - août 2012 - 143 pages - 15 euros.

 

Histoires de la Ravine claire de Guadeloupe
« Ce qu’elle désirait par-dessus tout c’était des bébés… Elle s’en fichait vraiment des hommes… Des bébés, elle voulait des bébés… Elle ajouta qu’elle adorait porter et mettre au monde des bébés. » 
Gina Bovoir souffre d’une irrépressible compulsion : faire des bébés. Quitte à les délaisser ensuite. Et elle enchaîne les grossesses, avec des hommes différents. Gina habite la Ravine claire, un quartier défavorisé d’une commune de Guadeloupe. Dans cet endroit se concentrent tous les maux de l’île : chômage massif, toxicomanie, alcoolisme, violences de toutes sortes, échec scolaire… Mais Gina aime la Ravine claire, et semble flotter dans l’existence, indifférente aux drames quotidiens qui s’y déroulent. Est-ce la magie ou la malédiction de ce lieu, où vécut paisiblement une communauté d’esclaves en fuite, avant d’être retrouvés et massacrés jusqu’au dernier ? 

Dans « Cent vies et des poussières », la romancière guadeloupéenne Gisèle Pineau rend compte à la fois de l’histoire et de la réalité sociologique de son île. Avec force mais subtilité, elle plonge dans l’intimité et la psychologie complexe des personnages, essentiellement des femmes. L’écrivaine aborde les thèmes de l’enfance, de la maternité, de la vieillesse, de l’occulte et de la violence sociale. Une immersion dans la Guadeloupe d’aujourd’hui, mais dont la résonnance est universelle. 

Gisèle Pineau – « Cent vies et des poussières » - éditions Mercure de France – 290 pages, 19,80 euros. 

Intrigue au Guatemala 
Dans « Manège », un texte court et incisif, l’auteur guatémaltèque Rodrigo Rey Rosa nous propulse dans l’univers rude et violent des grands propriétaires terriens de son pays. Un univers patriarcal et autoritaire où les problèmes se résolvent à la baguette, si ce n’est plus. L’intrigue se déroule dans un ranch et son haras, dans l’arrière-pays de la côte Pacifique. Un cheval y meurt carbonisé suite à une action malveillante. 
Présent lors de l’incendie, un écrivain va être amené à s’intéresser de très près à cette affaire et tenter de dénouer les enchevêtrements familiaux à l’origine de cette histoire. A ses risques et périls, mais au risque, surtout, d’y laisser son âme…  

Rodrigo Rey Rosa - « Manège » - éditions Gallimard - septembre 2012 - 160 pages, 14,90 euros.
 

Essai


L’inégalité économique passée au crible
Joseph Stiglitz est une icône dans le monde de l’économie. Cet Américain de 69 ans, professeur à Columbia University à New York, prix Nobel d’économie en 2001, fut également l’un des principaux conseillers économiques du président Clinton entre 1995 et 1997, puis vice-président de la Banque mondiale de 1997 à 2000, institution dont il démissionnera pour marquer son désaccord avec ses orientations économiques.

Stiglitz s’est rendu célèbre en publiant des brûlots tels que La Grande désillusion (2002), Le Triomphe de la cupidité (2010), où il critique vertement les dysfonctionnements de la finance internationale, les effets pervers du capitalisme et de l’économie de marché, ainsi que les erreurs commises par le Fonds monétaire international et la Banque mondiale, conduisant selon lui à des conséquences socioéconomiques désastreuses pour les pays pauvres. Sans être un altermondialiste, Stiglitz est un économiste humaniste dont les théories visent à dénoncer les inégalités mondiales et à les corriger. Il est par exemple favorable à l’imposition d’une taxe sur les transactions financières internationales et à une régulation de la mondialisation.

Son dernier ouvrage, Le Prix de l’inégalité, revient sur ses thématiques favorites en prenant comme exemple les Etats-Unis. Le constat est sans appel. Les inégalités s’accroissent vertigineusement et le système ne marche plus pour la grande majorité de la population. Inévitablement, sinon mécaniquement, selon Stiglitz, cela va entraîner une érosion de la démocratie et de l’influence mondiale de l’Amérique. « Les marchés sans entraves, on l’a vu, fonctionnent mal » explique-t-il. « Pour qu’ils opèrent comme il faut, l’Etat doit les réglementer comme il convient. Et, pour qu’il le fasse, nous devons avoir une démocratie qui reflète l’intérêt général – pas les intérêts particuliers ou ceux des riches ». Une idée simple, finalement, mais iconoclaste aux Etats-Unis. Dans son essai, cependant, le prix Nobel affirme qu’un autre monde est possible, et détaille avec précision et simplicité les voies pour y parvenir.

Joseph E. Stiglitz – « Le Prix de l’inégalité », éditions LLL, août 2012 - 510 pages, 25 euros.