Véronique Kanor : cahier d’un retour au « pays prénatal »

La réalisatrice martiniquaise Véronique Kanor à Paris, en avril 2013
La réalisatrice Véronique Kanor publie « Combien de solitudes… » (éditions Présence africaine). Le récit poétique et intimiste d’un retour paradoxal au pays Martinique. En filigrane, la grève de février 2009 dans l'île contre la « profitation ». 
Tout commence avec un chagrin d’amour. Une Martiniquaise, née dans l’hexagone, décide alors de rentrer au pays. « Je quitte le ventre de la France », dit-elle. « La mère porteuse ne console pas les enfants de Manman Négresse ». « Kontan wè zot, Martinique. Ce n’était ni London, ni la lune. Ce n’était pas loin. C’est le territoire de papa, de manman. C’est une île par dépit, un petit dehors où j’entre à reculons. »
 

Intonations césairiennes

Avec des accents très personnels et intimistes, et une construction qui rappelle le magnifique « Cahier d’un retour au pays natal » d’Aimé Césaire, Véronique Kanor plonge sans complaisance dans l’univers de l’île de ses ancêtres, sans cacher son mal être et son malaise. « Je suis le vernis cassé. Je suis la misère délabrée, le poisson mal vidé. Je suis ma case en tôle, une jarre d’or qui n’existe pas. Je suis la nouvelle venue à godillots, celle qui ne sait pas faire la bise avec le front, celle qui revient au pays prénatal sans avoir composté l’aller. »
 
La nature a horreur du vide, dit-on, et la perte abyssale d’amour se transforme en errance poétique et historique. La narratrice veut non seulement redécouvrir son pays, mais se le réapproprier charnellement, émotionnellement. Heureuse coïncidence, la Martinique veut renaître à elle-même. C’est la grève générale de février 2009 contre la « pwofitasyon ».
 
Véronique Kanor raconte avec des intonations césairiennes : « J’ai rêvé une révolution. Il y avait un jaune couleur sang, couleur nègre. Il y avait la lune, avec une peau tendue, marquée par les échos des tambours de rue. Il y avait des mots fer à souder : Sé pou la viktwa nou ka alé ! Il y avait non pas un, mais tous les hommes. Non plus tête basse, résignée, lasse, fatalité. Il y avait des corps partout, décloués, vertébraux à la lune et qui allaient pour la victoire. Le pays avait dix-sept ans, un regard insolemment haut : Bondamanmanw ! »
 
« Tout l’insoumis oublié de nos corps était là érigeant un seul grand nègre », s’enflamme l’auteur, enfin réconciliée avec elle-même : « J’ai oublié mes problèmes de fillette à gros poil pour répondre qu’il est mien ce pays ».

 

Révolution avortée

La désillusion sera cruelle. « Le Nouveau Monde inventera le nouveau monde », croyait-on, oubliant que « la lutte des impuissants a des élans dérisoires ». Et le récit devient la chronique d’une révolution avortée, d’un rêve brisé, d’une flamme ardente qui se transforme en pétard mouillé. Février 2009 était juste une petite révolte, une jacquerie qui a tournée à la farce, soldée par une humiliation.
 
« Les gens s’affaissent. Il y a une série à la télé et des promos à Leader Price. Les gens vaquent, ont leur vie à faire. Il y a des containers à décharger, du mépris à distribuer, des papiers de la CAF et du RSA à remplir, trop de béquilles à fabriquer pour se souvenir de la promesse d’un nouveau monde et ouvrir la fabrique de soi. C’est comme ça, c’est la Martinique qui est comme ça. Que veux-tu ? C’est comme ça ».

 
Fin de l’histoire ? Heureusement non. « J’ai raison de rêver, malgré tout », écrit Véronique Kanor. « Dieu qu’elle est belle cette île ! Dieu qu’elle est mienne avec ce volcan si flamboyant ! (…) Maintenant, j’ai son ciel pour toit, ses horizons pour parois. J’ai ses gens pour famille et l’un des siens plein le cœur. Martinique m’héberge, moi et mes jeunes, colibris impatients, moi et les routes et les rails qui m’ont charriée là, moi et mes odeurs de femme aimée par un homme, moi et mes jours dits d’aujourd’hui qui renaissent à chaque aube ».
 
Ce récit est le premier ouvrage publié de la réalisatrice, et nous espérons qu’elle délaissera plus souvent sa caméra pour se consacrer à l’écriture.
 
Véronique Kanor – « Combien de solitudes… » - éditions Présence africaine, décembre 2013, 65 pages, 13 euros. (Une version différente de ce récit a été mise en scène sous forme de représentation théâtrale sous le titre « Solitudes Martinique », en 2011 et 2012).