Des SDF antillais dans le froid de Paris

Le CHAPSA, Centre d'Hébergement et d'Assistance aux Personnes Sans Abris, accueille tous les soirs près de 300 personnes sans domicile fixe. L’admission pour une nuit se fait à partir de 16h et jusqu’à 9h le lendemain.
Venus en métropole dans les années 1980 pour travailler, des Antillais sont aujourd’hui sans domicile fixe. Rencontrés à une distribution de repas des Restos du Cœur près de Paris, alors que la température avoisine zéro degré, ils témoignent.
Sa crème au chocolat, Soledad la mange lentement. Elle savoure chaque cuillère. Ses yeux sont rougis par la fatigue, son regard perdu dans le vide. "On n’est pas nous-même quand on est ici", lâche-t-elle dans un soupir. Assise à une table, recroquevillée, cette Martiniquaise de 53 ans est venue chercher de quoi se nourrir à une distribution de repas des Restos du Cœur, porte de la Villette, dans le nord de Paris.
Soledad, comme la surnomment les autres habitués du lieu, est emmitouflée dans plusieurs épaisseurs de vêtements. Sous son long manteau beige, sali par la rue, son sac à dos qu'elle ne quitte jamais. A l’intérieur, le peu d’affaires qui lui restent.

"Même mon fils m’a zappée"

"C’est en juillet dernier que tout à basculé", murmure-t-elle. Depuis, il y a eu la rue et cet hébergement d’urgence, le Chapsa (le Centre d'Hébergement et d'Assistance aux Personnes Sans Abri), à Nanterre (Hauts-de-Seine). Soledad a réussi à obtenir une place. Tous les soirs, Porte de la Villette, elle prend un bus affrété par la préfecture de police de Paris, pour aller dormir dans ce centre avec des dizaines d’autres sans-abris. "Il y a peu de sécurité là bas, mais un lit. C’est mieux que la rue…"

A Paris, la brigade d’assistance aux personnes sans-abri (BAPSA) prend en charge les sans domicile fixe qui souhaitent rejoindre un centre d’accueil et d’hébergement d’urgence, tel que le CHAPSA de Nanterre (Hauts-de-Seine).

Née en Martinique en 1961, Soledad quitte son île, le bac en poche, à l’âge de 18 ans. "En arrivant en métropole, j’ai trouvé du boulot facilement, j’ai même été attachée de direction", se souvient dans un souffle de voix cette femme qui n'a plus rien. La tête rentrée dans le col de son manteau, Soledad est rongée par la honte. "Un jour, j’ai eu des problèmes avec ma famille ici, j’ai voulu quitter la maison et me débrouiller seule mais je n’ai pas réussi, avoue-t-elle. Maintenant, c’est trop dur." Un enfant, un ami, une tante, quelqu’un peut-il l’aider ? "Non, personne, répond la Martiniquaise. Même mon fils m’a zappée".

Survivre dans le froid de la rue

A la table d’à côté, Bernard est aussi martiniquais. Il se réchauffe devant son assiette de quenelles baignées de sauce tomate et de riz, et raconte, dans un flot continu de paroles : "J’ai quitté la Martinique en 1984 pour poursuivre mes études en métropole, puis j’ai travaillé dans l’administration militaire, dit-il avec fierté. Depuis douze ans maintenant, je viens aux Restos du Cœur parce que les temps sont durs". Lunettes posées sur le nez, veste kaki, et pantalon de costume usé, Bernard tente de soigner son allure et sa condition. "Aujourd’hui, je suis dans un hôtel social, ça va mieux," affirme cet homme de 49 ans qui a connu la rue. "Le plus difficile c’est l’hiver et le froid. Si on attrape la grippe et qu’on vit dehors, on ne s’en débarrasse jamais," raconte le Martiniquais qui ne parvient pas à enrayer une sale toux. Dehors, la température avoisine zéro degré.

Martiniquais, Bernard, vient manger aux Restos du Cœur depuis douze ans.


"On perd un emploi, des amis, un domicile, une identité"

"Notez Madame !" Un homme imbibé d’alcool s’avance et tient à faire entendre sa voix. Après quelques mots de créole, l’évocation de la Guadeloupe, il parle d’un ton assuré. "La réalité c’est ce que je vais vous décrire, celle d’une chute, dit-il, le doigt pointé vers le ciel. On perd un emploi, des amis, un domicile et une identité. C’est une spirale, un tourbillon et une honte parce que jamais on le dira à la famille, ici ou là-bas. Le jour où j’ai eu des poux, j’ai trouvé la motivation pour quitter la rue et m’en sortir". Du haut de ses deux mètres, cet homme avoue qu’aujourd’hui, sa condition est meilleure, même s’il y a encore des jours difficiles.

Cacher sa misère à ses proches restés dans l'île

Une détresse que l’on cache, une misère que l’on dissimule, c’est aussi le témoignage de Fred. Ce bénévole des Restos est un ancien bénéficiaire : "Dès que j’ai 20 ou 40 euros, je fais un mandat cash pour ma famille en Guadeloupe, raconte Fred. Le peu d’argent que j’ai, je le leur envoie. Je ne peux pas leur dire qu’ici, en métropole, c’est une vie de misère. Ils ne me croiraient pas ! Toute la jeunesse guadeloupéenne veut venir travailler à Paris parce qu’il y a trop de chômage dans l’île, mais ils n’imaginent pas qu’ici, c’est pire. Pire parce qu’on n'a plus personne, parce qu’on n’avouera jamais qu’on a échoué. Ici, même si tu as de la famille de Guadeloupe, elle ne te prendra pas chez elle, parce qu’elle a assez de galères comme ça. J’ai quitté mon île pour voir d’autres choses, m’éloigner de ma famille, faire ma propre vie, trouver un travail, parce que là-bas, tout devenait trop petit. Mais ici tout est devenu trop dur…"

Ancien bénéficiaire, Fred est devenu bénévole aux Restos du Cœur

"Kozé créole ça ne suffit pas à se réchauffer"

Soledad vient saluer Fred avant de quitter la distribution de repas. Bénévole, le jeune homme récupère et nettoie les plateaux des repas. Les quelques Antillais qui fréquentent l’endroit se connaissent tous ici. Parfois, ensemble, ils parlent créole mais c’est rare, précise Soledad qui poursuit : "Kozé créole ça ne suffit pas à se réchauffer". Quand il évoque la Guadeloupe, Fred, lui, a les yeux qui pétillent. Un sourire illumine son visage. "Ça fait trop longtemps que je suis parti, j’ai bien trop connu le froid pour me dire que la chaleur et le soleil de mon île me manquent. Mais la Guadeloupe, elle reste là", lance Fred en posant la main sur son cœur.