"La situation d’apartheid décrite par Valls correspond tout particulièrement aux Outre-mer", selon l’historien Pascal Blanchard

L'historien Pascal Blanchard était l'invité du Grand Soir 3, mardi soir, pour évoquer la question de l'apartheid territorial en France.
Le premier ministre, Manuel Valls, a déploré l’existence d’un "apartheid social, territorial et ethnique" en France, lors de ses vœux à la presse, mardi 20 janvier. Une analyse que partage l’historien Pascal Blanchard, spécialiste de l’immigration et du fait colonial.
La1ere.fr : Manuel Valls parle d’apartheid territorial, social et ethnique en France.  Ce diagnostic s’applique-t-il aussi aux Outre-mer ?
Pascal Blanchard : A 100% ! Je dirais même que ça s’applique tout particulièrement aux Outre-mer. Christiane Taubira emploie d’ailleurs ce terme depuis plusieurs années. Il n’y a qu’à voir comment les Ultramarins parlent de l’Hexagone. Beaucoup disent : "La France", comme s’ils en étaient exclus. Apartheid territorial, social, ethnique... On peut ajouter à la liste une forme d’apartheid mémoriel. Parce qu’enseigner Clovis à l’école, c’est bien, mais il faudrait aussi enseigner l’esclavage, parler de Schoelcher… L’une des caractéristiques de l’apartheid, c’est de se sentir exclu au sein de son propre pays.

En prononçant ces mots, Manuel Valls devait certainement avoir en tête la situation des quartiers populaires. Mais je suis sûr qu’inconsciemment, il pensait aussi aux Outre-mer. Pour parfaire la comparaison avec l’Afrique du Sud, on pourrait dire que les quartiers populaires français correspondent à Soweto (banlieue noire historique de Johannesburg), tandis que les Outre-mer correspondent aux bantoustans (enclaves territoriales réservées aux Noirs pendant l’apartheid).

Regardez ci-dessous le discours de Manuel Valls lors de ses vœux à la presse, mardi 20 janvier :
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Ce constat rejoint-il celui que vous dressiez il y a 10 ans, quand vous faisiez paraître La fracture coloniale ?
Oui, si ce n’est que la situation est bien pire aujourd’hui. Il y a 10 ans, nous faisions le constat d’une fracture en cours de structuration. Nous montrions la difficulté de se sentir français, en raison de l’héritage colonial. Là, nous en sommes au stade ultime. Entre temps, il  y a eu 10 ans d’exclusion. Aujourd’hui, on se retrouve avec des gens en déshérence. Qu’ils soient issus de l’immigration ou des Outre-mer, beaucoup ne parviennent plus à se sentir français. Combien sont-ils, les Ultramarins, à subir le même type de discriminations que des Maliens ou des Sénégalais ? Lilian Thuram n'affirme-t-il pas lui-même qu’il a découvert qu’il était noir à 9 ans, en arrivant dans l’Hexagone ?

Ajoutez à cela une forme de rejet de tout ce qui est "minorité visible". Ce n’est d’ailleurs pas anodin que le Mémorial de l’abolition de l’esclavage ait été vandalisé à Nantes ces jours-ci. J’ai peur que nous connaissions bientôt les mêmes mouvements xénophobes et islamophobes qu’en Allemagne.

Vous saluez le fait que Manuel Valls ait parlé d’apartheid ?
Manuel Valls a le mérite de le dire. En plus, il ne choisit pas l’apartheid au hasard. C’est le seul exemple de conflit post-colonial qui s’est (plutôt) bien fini, signe qu’il y a de l’espoir. Difficile de dire si ça marque le début d’un véritable chantier, mais ça a l’avantage de créer un choc pour qu’on cherche une voie de sortie. C’est une déclaration suffisamment tectonique pour que ça ait des effets. C’est l’anti-discours de Dakar de Nicolas Sarkozy, l’anti-discours de Grenoble (Nicolas Sarkozy s’est d’ailleurs dit "consterné" par les propos de Manuel Valls, voir l’encadré ci-dessous).



Manuel Valls maintient ses propos, Nicolas Sarkozy se dit "consterné"
Invité du journal de 20h, sur France 2 mercredi soir, Nicolas Sarkozy s’est dit "consterné" par la déclaration de Manuel Valls. Voici les propos du président de l’UMP : "L’apartheid, c’est cette loi honteuse qui a fait régner une inégalité des droits entre les Noirs et les Blancs en Afrique du Sud. Comparer la République française à l’apartheid, c’est une faute. La République française garantit des soins gratuits, l’école gratuite… Nous avons fait un effort considérable d’investissement dans les banlieues pour permettre une vie meilleure aux habitants de ces quartiers. Et imaginez ce que peut penser aujourd’hui un habitant de la ruralité, qui se sent si souvent abandonné, qui ne brûle pas d’abris-bus, qui ne casse pas les voitures, quand il voit le premier ministre, qui dit qu’avec tous les efforts qui ont été financés par les contribuables français, on compare la République à l’apartheid… Consternation."

Plus tôt dans l’après-midi, à l'Assemblée nationale, Manuel Valls a réaffirmé ses propos en répondant au député UMP Laurent Wauquiez : "Les mots que j’ai utilisés, en parlant de processus de ségrégation, de ghettoïsation, d’apartheid territorial, social, ethnique, pour un certain nombre de quartiers, je les ai toujours employés car j’ai vécu directement les situations qu’ils désignent. Je les utilise justement parce que je suis profondément républicain, comme vous tous, et parce que la réponse réside dans l’État, l’ordre républicain, la République. Je ne peux pas accepter qu'il y ait ces processus qui font qu'on entasse les mêmes populations, avec les mêmes origines et aujourd'hui avec les mêmes religions. Ça n'est pas ça, la France."