Selma, le film : "Le Noir ne peut plus être perçu comme une victime consentante", explique l’écrivain guadeloupéen Alain Foix

L’écrivain et dramaturge guadeloupéen Alain Foix.
Le film Selma, qui relate le combat de Martin Luther King en faveur des droits civiques en 1965, sort ce mercredi dans les salles en France. L’écrivain guadeloupéen Alain Foix, auteur d’une biographie de Luther King, revient sur la dimension historique des manifestations de Selma.
Philosophe, dramaturge et essayiste, Alain Foix, qui est originaire de la Guadeloupe, est actuellement directeur artistique et metteur en scène de la compagnie Quai des Arts. Il a publié une biographie de Martin Luther King (éditions Gallimard, Folio biographies, 2012) ainsi que de Toussaint Louverture (chez le même éditeur, 2007). Il est aussi l’auteur de la pièce de théâtre « La Dernière Scène » (Editions Galaade, 2012), qui évoque les marches pour les droits civiques de Selma. Le film événement au titre éponyme sort aujourd'hui en France. 
 
Pouvez-nous nous rappeler ce qui s'est passé à Selma en mars 1965 ? Pourquoi cet événement a-t-il une importance aussi considérable aux Etats-Unis ?
Alain Foix :
Il y a eu en fait plusieurs événements et plusieurs marches de Selma. Martin Luther King avait désigné dès octobre 1964, la ville de Selma connue pour la brutalité de ses shérifs et l'intransigeance des Blancs ségrégationnistes parmi lesquels des membres du Ku Klux Klan, pour des actions en faveur du droit de vote des Noirs. Bien que les Noirs aient déjà le droit de vote, des conditions extrêmement restrictives dans le Sud empêchaient la majorité d'entre eux d'aller voter. De fait, à Selma sous un véritable règne de terreur "digne de la gestapo" dit un jour MLK, seulement 350 Noirs étaient inscrits sur les listes électorales alors que 15.000 d'entre eux y étaient éligibles.
 
Il se trouve qu'après presque dix ans de combat acharné pour les droits civiques des noirs, Martin Luther King tomba malade, et c'est sur son lit d'hôpital à Atlanta qu'il apprit par sa femme Coretta qu'il venait d'être élu prix Nobel de la paix. Il le reçut le 10 décembre 1964 de la main du roi de Norvège. Les actions ont dû être différées, et de son retour d'Oslo, il fut reçu en décembre 1964 par Lyndon Johnson qui venait d'être élu président des Etats-Unis à peine un mois avant. Ils s'entretinrent évidemment de la question du droit de vote. Mais Johnson lui demanda de patienter car il était en négociations difficiles avec le Congrès et avait besoin du soutien des élus du Sud. MLK ne l'entendit pas de cette oreille. Il venait de faire publier son ouvrage phare intitulé "Why we can't wait" (Pourquoi nous ne pouvons pas attendre").
 
En effet, depuis l'abolition de l'esclavage en 1863, beaucoup de promesses furent faites, peu de tenues, et les Noirs du Sud bien que libres en droit, n'étaient pas tellement mieux traités que s'ils étaient encore esclaves. Il fallait forcer les événements, conquérir sa liberté par l'action et ne rien attendre de la bonne volonté des Blancs qui trouveraient toujours prétexte pour différer une égalité garantie pourtant par la Constitution.
L'action de Selma devenait d'autant plus nécessaire que le mouvement des droits civiques non-violent était en train de se faire déborder par les Noirs exaspérés tentés par la violence. C'était pour MLK une catastrophe à éviter car le débordement par la violence risquait de ruiner tout le travail fait depuis des décennies, et particulièrement celui qu'il avait mené lui-même depuis dix ans. Un des grands promoteurs de ce "devoir de violence" était bien entendu Malcolm X. Il se trouve cependant que ce dernier, musulman, venait de faire un long pèlerinage à La Mecque et en était revenu changé. Rencontrant d'autres musulmans du monde entier, parmi lesquels des Blancs aux yeux bleus, il reçut un choc. De retour aux Etats-Unis, sa pensée s'était nuancée. Il n'opposait plus comme auparavant, de manière essentialiste et finalement raciste, le Blanc au Noir.
 
Malcolm X s’était d’ailleurs rendu à Selma, où il avait rencontré l’épouse de Martin Luther King…
Il se rendit à Selma et voulut rencontrer MLK qui s’était diplomatiquement absenté, mais c’est sa femme, Coretta Scott King qui le reçut dans une église. Malcolm X lui dit : « Je veux que le Dr. King sache que je ne suis pas venu à Selma pour rendre son travail difficile. Je suis vraiment venu en pensant que je le rendrais plus facile. Si les Blancs réalisent en me voyant quelle est l’alternative, peut-être qu’ils voudront mieux écouter ce que dit le Dr. King. » Il venait de publier un brûlot dont le titre se passe de commentaire : The Ballot or the Bullet (le bulletin de vote ou la balle). En ce seul titre se résume la problématique de Selma et en quoi ces marches étaient cruciales. Malcolm X fut assassiné trois semaines plus tard à Harlem, le 21 février 1965, devant sa femme et ses enfants, par ces fanatiques parmi les siens qui l’accusaient d’avoir trahi la cause de la haine.
 
Si ce fameux jour du « Bloody Sunday » (dimanche sanglant), le 7 mars 1965, Martin Luther King et ses marcheurs pour les droits civiques ont gagné la bataille, c’est parce que les Etats-Unis horrifiés ont pris, par le « choc des images », conscience que la violence était du côté de l’Etat et non des Noirs qui étaient brutalisés par la police montée. Et c’est les larmes aux yeux que Martin Luther King vit le 15 mai à la télévision Lyndon Johnson faire une allocution au Congrès, imposant sous les applaudissements l’égalité de traitement des Noirs. Le président affirma avec véhémence : « le temps d’attendre est passé », et il finit son discours en reprenant le titre de la chanson emblème du combat des droits civiques : « We Shall Overcome ».
 
Avez-vous suivi le discours du président Barack Obama samedi, qui est allé à Selma pour commémorer la marche, et qu'en avez-vous pensé ?
C’est un discours puissant, particulièrement bien structuré, qui a valeur éducative et qui pose une réflexion sur l’avenir. Sans doute un des meilleurs discours d’Obama. Il est particulièrement habité, et pour cause : le Président Obama n’aurait pas existé si Martin Luther King n’avait pas gagné à Selma. C’est d’ailleurs particulièrement étrange, ce retour de l’histoire à seulement cinquante ans de distance. Oui, Obama représente une part du rêve réalisé de Martin Luther King qui d’ailleurs n’aurait même pas osé imaginer cela si vite. En même temps, Obama explique clairement que son élection à la présidence des Etats-Unis n’est pas la fin de l’histoire mais un simple moment qui ne doit pas cacher que le racisme est toujours actif, la ségrégation agissant autrement par les faits eux-mêmes, et que l’injustice raciale demeure. Il explique clairement que ce combat dépasse les seules attributions du Président ou du Congrès, mais que c’est un combat citoyen qui concerne chacun des Américains. Et lorsqu’il parle du rôle nécessaire de la libre expression des porte-voix comme les écrivains et les artistes, on ne peut pas ne pas entendre « Charlie ». Et lorsqu’il parle de ceux qui sont « la voix des sans voix », on ne peut pas ne pas évoquer celui que précisément, depuis sa prison de Pennsylvanie où il croupit depuis trente ans, on appelle « La voix des sans-voix », à savoir Mumia Abu-Jamal, ce journaliste ex-Black Panther, condamné à mort injustement par le racisme des tribunaux de Pennsylvanie. Mumia qui précisément est la part non réalisée du rêve de Martin Luther Ming. Mumia Abu-Jamal que dans ma pièce « La Dernière Scène », (éditions Galaade, 2012) je fais dialoguer avec Martin Luther King et Coretta Scott King autour des événements de Selma et de la question de la violence versus non-violence. Le discours d’Obama ne s’adresse pas seulement aux Etats-Unis, mais au monde entier. La France devrait y tendre l’oreille car la violence exercée par la pression sociale et politique dans les banlieues est un problème qui nous relie à Selma.
 
Cinquante ans après Selma, quelle est la situation de la communauté afro-américaine aujourd'hui ?
Cette communauté a su constituer une middle-class puissante qui sait imposer sa force notamment par la puissance de l’argent. Cette dernière est un des paramètres que Martin Luther King inscrivait dans sa stratégie de lutte contre la ségrégation. Cette puissance d’argent est aussi corrélative avec une position politique et une transformation de l’image des Noirs. Même si le racisme perdure, le Noir ne peut plus être perçu comme une victime consentante de sa propre dégradation et de son infériorisation. Il a su imposer dans les médias et dans la classe moyenne sa position existentielle et son égalité de fait. Contrairement à beaucoup de pays dits avancés, les Noirs aux Etats-Unis ont réussi à obtenir des places de pouvoir indiscutables aussi bien dans la justice, les médias, la culture, l’armée ou la politique. C’est Andrew Young, ancien camarade de combat de Martin Luther King, devenu maire d’Atlanta de 1982 à 1990 qui disait : « Si j’avais dit à Martin Luther King que je serais maire d’Atlanta, il m’aurait dit ‘arrête de plaisanter, ce n’est pas drôle’. » Oui, il est absolument surprenant de constater la vitesse à laquelle les choses ont changé. Mais comme dit Obama, le combat continue.