A quelques jours de la cérémonie des mémoires de la traite et de l’esclavage du 10 mai, Sciences Po organisait ce mercredi un colloque sur les nouveaux visages de l’esclavage. Christiane Taubira y a tenu un discours très inspiré.
Difficile pour Christiane Taubira de parler d’esclavage moderne, tant ces deux mots - "esclavage" et "moderne" accolés l’un à côté de l’autre - déplaisent à cette oratrice hors pair. Mais la ministre convient que ce concept est un coup de génie. Ces hommes et ces femmes coincés dans des appartements, des arrière-cuisines ou sur le trottoir n’avaient jusqu’alors pas de nom. Invitée par la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) à Sciences Po Paris, ce mercredi 6 mai, pour parler des "nouveaux visages de l’esclavage", Christiane Taubira, toujours sans notes, a dressé un bilan inspiré de la situation.
Plus de 12 millions d'esclaves dans le monde
"Aujourd’hui, tous les pays sont concernés", souligne Christiane Taubira. Selon l’Organisation internationale du travail (OIT), 12,3 millions de personnes sont victimes du travail forcé un peu partout dans le monde. Dans les pays industrialisés, Europe incluse, 360 000 personnes subissent ce sort. Les profits tirés de cette exploitation sont immenses. Ils s'élèvent, selon l’OIT, à 31,7 milliards de dollars par an dont 28 milliards extorqués aux victimes de l’exploitation sexuelle.
Tirer des leçons du passé
Pour Christiane Taubira, "il faut tirer des leçons de l’histoire de la traite et de l’esclavage qui ont sévi sur trois continents pendant quatre siècles et demi. Cette période a entraîné un bouleversement des identités. C’est la naissance du racisme, souligne la ministre, devant un parterre d’étudiants. Le système économique mis en place est parvenu à justifier des pratiques inqualifiables".
"Il faut frapper"
Le 22 janvier dernier, la ministre a adressé une circulaire dans laquelle elle encourage les magistrats à utiliser le motif de "traite" pour inculper des prévenus. "Quand on incrimine quelqu’un pour proxénétisme et qu’on y ajoute le motif de traite, la sanction est plus lourde, précise Christiane Taubira. Il faut frapper. Il faut faire mal aux réseaux", ajoute-t-elle.
Le parcours d'Henriette Acoifa
Au premier rang de l’amphithéâtre Chapsal, Henriette Acoifa ne perd pas une miette de ce discours. Cette infirmière a vécu dans sa chair l’esclavage moderne. "Une amie de mes parents, Simone, leur avait fait miroiter un avenir meilleur pour moi, une bonne éducation", confie-t-elle à La1ère. Mais à 14 ans, Henriette est arrivée du Togo à Paris et n’a pas mis un pied à l’école. "Je passais mon temps à vendre des vêtements pour Simone qui tenait une boutique rue Strasbourg Saint-Denis", explique-t-elle.
Quatre années de calvaire
Au bout de neuf mois, Henriette Acoifa a été littéralement vendue à la famille Bardet, dont Vincent, le père est l’héritier des éditions du Seuil. "Pendant quatre ans, j’avais mon matelas à côté de la douche, raconte Henriette Acoifa. Je m’occupais des trois enfants et de toutes les tâches ménagères de la maison, sans aucune rémunération. Mon calvaire a pris fin grâce à une voisine qui a alerté la police." La famille Bardet a été condamnée et Henriette Acoifa a enfin pu avoir une vie normale.
"La foule immense où l'homme est un ami"
"Il nous reste beaucoup à faire, conclut Christiane Taubira, pragmatique, car l’esclavage moderne est un véritable fléau. En matière de traite, les victimes ne portent pas plainte et parfois elles n’ont même pas conscience de leur qualité d’esclave." La ministre ajoute : "Il faut rompre avec l’indifférence, il faut renouer avec l’humanité avec, comme le disait Paul Eluard, la foule immense où l’homme est un ami". A ces mots, les étudiants de Sciences Po ont chaleureusement applaudi la ministre.