Cyclotrons antillais : « un suicide économique » ? [Enquête]

Malgré les annonces récentes de François Hollande, l’affaire du cyclotron qui oppose Guadeloupe et Martinique pourrait bien ne pas être terminée. Des experts qualifient la décision du chef de l’Etat « d’erreur » et de « suicide économique ». L'enquête de la1ere.fr.
Au tout début des années 2000, il a été décidé, lors du lancement du premier plan cancer, d’équiper l’ensemble du territoire français de TEP scan, des caméras permettant d’évaluer avec précision l’évolution de tumeurs cancéreuses. Mais pour que cela soit efficace, le patient doit au préalable se voir administrer un produit radioactif (du FDG 18) dont la durée de vie est bien trop courte pour être exporté depuis l’Hexagone vers les Outre-mer. Ce produit, c’est un accélérateur de particules qui le fabrique, un cyclotron. Prix unitaire dans l’Hexagone : environ 7 millions d’euros. Probablement le double pour les Outre-mer.
Voici à quoi ressemble un cyclotron (commentaire en langue anglaise) :


Un réel besoin de cyclotron aux Antilles

Aujourd’hui, la nécessité d’implanter un cyclotron aux Antilles françaises n’est discutée par personne. Celle de mettre en place des TEP scan dans chacun des territoires non plus. Les cas de cancers explosent dans les trois départements français d’Amérique (environ 1500 nouveaux cas par an en Guadeloupe comme en Martinique), et il serait temps, quasiment 15 ans après le développement de cette technologie dans l’Hexagone, que les Guadeloupéens, les Guyanais et les Martiniquais puissent enfin en bénéficier.

A l’heure actuelle parmi les Outre-mer, seule La Réunion dispose de tels appareils. Au mois de mai dernier, le ministre polynésien de la Santé, Patrick Howell, s’est déplacé à l’Institut Gustave Roussy, à Villejuif, pour visiter les installations et en envisager l’acquisition pour Tahiti. « Nous voulons créer les conditions pour que nos patients polynésiens puissent être traités chez nous, nous a-t-il confié. Parce que culturellement, quand on est touché par le cancer, l’aspect familial est quelque chose de très important. »
 
Car c’est bien cela le problème. Aujourd’hui, de nombreux patients doivent absolument en passer par des examens nécessitant un TEP scan, et donc un cyclotron, au cours de leurs traitements. « Du jour au lendemain, votre vie s’arrête ! » Séverine est venue de Guyane pour bénéficier des installations du centre Léon Bérard, à Lyon. Elle a intégré le « service papillon », réservé aux patients guyanais. « On se soutient les uns les autres. On se motive. Si on pouvait avoir l’équivalent en Guyane, ce serait parfait ».  

« Il y a un énorme besoin, renchérit le Dr Jérôme Fayette, oncologue médical à Bérard. Lors de ma dernière visite à Cayenne, au mois de mai, sur 3 jours j’ai consulté 72 ou 73 patients. Et comme le dispositif n’est pas en Guyane, il y a la nécessité de faire venir certains d’entre eux juste pour l’examen. » Et là, l’impact familial n’est pas négligeable. « Ce n’est pas évident quand vous avez des enfants, poursuit Séverine. Ils se retrouvent du jour à lendemain à vivre différemment. Il faut gérer. Et on apprend la patience… »
 

« Il faut penser aux malades avant tout ! »

Les Antillais, quant à eux, sont plus généralement orientés vers des hôpitaux parisiens. Marie, Martiniquaise, a 25 ans. Elle est prise en charge à l’Hôpital Saint-Louis – APHP pour un cancer du col de l’utérus. « Il a fallu que je vienne ici pour avoir plus d’éléments. L’examen se déroule sur un après-midi, et j’ai dû venir pour 4 jours. » « Nous, on les reçoit volontiers. Mais c’est assez contraignant pour eux, conçoit le Dr Laetitia Vercellino, médecin nucléaire à Saint-Louis. Cela fait un grand voyage pour un examen. Sachant que l’on n’est jamais à l’abri qu’il y ait un problème technique et qu’on ne puisse pas faire l’examen. Et puis s’il y a la TEP sur place, peut être que plus de patients pourraient en bénéficier… »

L’arrivée aux Antilles d’une TEP et d’un cyclotron, Marie en a bien sûr entendu parler. « Cela éviterait aux malades de se fatiguer autant, je n’aurais pas été séparée de mes proches. C’est ce qu’il faudrait, et ne pas se disputer pour être le premier à l’avoir. Il faut penser aux malades avant tout. Le but, c’est d’avancer tous ensembles. Et pas qu’on se chamaille, ça retarde tout. » Selon les chiffres de la Caisse d’assurance maladie, 549 patients antillais ou guyanais ont bénéficié de ces examens au cours de l’année 2013, dont presque la moitié sont des Guadeloupéens, l’autre moitié étant répartie à part égale entre les deux autres départements. Le coût annuel pour l’assurance maladie est estimé à 2,6 millions d’euros.


François Hollande promet deux cyclotrons 

En France, on estime qu’il faut une caméra TEP scan pour un bassin de population d’environ 1 million d’habitants. Malgré cela, tout le monde s’accorde sur la nécessité d’en implanter à court terme en Guadeloupe et en Martinique, et à moyen terme en Guyane, lorsque le département aura son service de médecine nucléaire. Concernant le cyclotron, dont les doses radioactives sont indispensables à l’examen du patient, c’est une autre histoire.

A l’automne dernier, la Ministre de la Santé, Marisol Touraine, a commandé deux rapports d’experts à ce sujet. L’un a été confié au Professeur Patrick Bourguet, président de la section biophysique et médecine nucléaire du Conseil national des universités, dont les travaux sont contestés par certains partisans d’un cyclotron en Guadeloupe. L’autre l’a été à des membres de l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS).
 

« Le choix d’un seul site s’impose »

Les deux rapports ont rendu des conclusions quasi-similaires : le choix d’un seul site s’impose, pour des raisons économiques, et il doit être en Martinique, pour des raisons pratiques, la durée de vie du produit étant limitée. Cela permettrait à la fois de rentre le site rentable et de livrer à terme la Guyane et d’autres pays de la zone, et cela n’aurait aucune conséquence pour les patients guadeloupéens assurent les différents experts rencontrés.

Pourtant, lors de son passage aux Antilles début mai, François Hollande n’a pas suivi les recommandations de ces deux rapports. Le chef de l’Etat, après un cafouillage, a finalement promis deux cyclotrons. « L’un de moyenne énergie pour la Martinique, et celui-là, c’est plutôt celui qui rejoindrait la Guadeloupe, c’est un cyclotron de basse énergie » nous présente Frédéric Jodocy, le directeur commercial de la société belge IBA, basée à Bruxelles, l’un des leaders sur le marché. « On est tout à fait prêts à répondre aux demandes à la fois des Guadeloupéens et des Martiniquais, chaque île ayant ses besoins. »
Frédéric Jodocy et le cyclotron de basse énergie prévu pour la Guadeloupe


Les conséquences

« Sur le papier, c’est quelque chose qui, techniquement, est jouable, réagit le Professeur Patrick Bourguet, l’auteur d’un des deux rapports. Dans la réalité, c’est quelque chose qui est à très gros risque. » Les risques sont bien entendu d’abord financiers. En cas de deux cyclotrons, l’Inspection générale des affaires sociales estime que chacun des deux CHU devrait être fortement subventionné, à hauteur d’1,5 million d’euros par an. La raison est simple, c’est que les doses produites par chacun des deux cyclotrons seront moins nombreuses que s’il n’y avait eu qu’un seul appareil. Et il y a de quoi s’inquiéter lorsque l’on connaît les déficits actuels des hôpitaux en question.

Ensuite, un cyclotron doit, pour fonctionner, être géré par un industriel qui se chargera de produire les doses de médicaments. « En métropole, les cyclotrons sont tous exploités par des industriels » confirme Vivien Tran-Thien, Directeur du transport et des sources à l'Autorité de sûreté nucléaire. Mais pour être rentable, il faut un bassin de population suffisant. Autrement dit, un projet tel qu’il est proposé actuellement, pourrait faire fuir les industriels pour l’ensemble des Antilles.


 

« De toutes façons, les deux solutions sont un suicide économique. Mais l’une des deux est justifiée, pas l’autre. »

 






Cyclopharma est l’une des sociétés capables d’exploiter un cyclotron et de fabriquer le fameux Fluor 18, nécessaire à la bonne réalisation des examens de patients. Elle s’est montrée intéressée par le projet antillais. Bernard Landes en est son directeur général. « Ce qui nous parait important, c’est que ça soit un projet viable. Et viable sur le long terme, assure-t-il. Un cyclotron pour les Antilles nous semble être quelque chose de tout à fait viable et sur lequel il faut travailler avec les acteurs locaux. Deux cyclotrons, ça nous parait plus compliqué ! Tout simplement de par le bassin de population… »

C’est le cas aujourd’hui à La Réunion où le cyclotron ne produit pas assez de doses pour être à l’équilibre financier. Son fonctionnement nécessite alors des subventions de fonctionnement. « C’est normal, ajoute Jean-Bernard Deloye, directeur général délégué de Cyclopharma. C’est la continuité territoriale. C’est loin et il faut bien une solution. Mais aux Antilles, on créerait le même problème artificiellement. » « De toute façon, relève une source médicale, les deux solutions aux Antilles sont un suicide économique. Mais l’une des deux est justifiée, pas l’autre. »
Bernard Landes et Jean-Bernard Deloye, de la société Cyclopharma
 

« Il y a un très gros risque, pour la Guadeloupe, d’être bloqué sur le plan juridique»

Sachant qu’un industriel n’accepterait pas de gérer la production guadeloupéenne pour une population si faible en nombre, le projet guadeloupéen aurait prévu de faire gérer son cyclotron directement pas son CHU, par le biais de ce que l’on appelle une PUI, une Pharmacie à usage interne, comme cela peut se faire dans certains pays d’Europe. L’Autorité de sécurité nucléaire met en garde contre un tel projet : « En France, les cyclotrons ne sont pas gérés par des hôpitaux, prévient Vivien Tran-Thien. Il faut que le cyclotron soit exploité de façon professionnelle et industrielle. Si on constate une dérive, nous pourrions suspendre l’autorisation. S’il n’y a pas de personnes compétentes, qualifiées et disponibles pour s’occuper du cyclotron, alors le cyclotron a du mal à fonctionner. »

Par ailleurs, outre cette mise en garde, la loi pourrait bien s’en mêler, en cas de deux cyclotrons, et faire bloquer la production guadeloupéenne. « C’est absurde, mais c’est comme ça, confie une source hospitalière. Si j’ai un cyclotron dans mon hôpital et que je veux produire pour moi-même, je ne peux pas ! » « La réglementation française en matière de Santé, précise le Professeur Patrick Bourguet, fait que, pour utiliser un médicament, l’industriel obtient une AMM, une autorisation de mise sur le marché, une autorisation à vendre le produit. Et la réglementation française protège l’effort qui est fait au niveau commercial. Un industriel qui a l’autorisation de vendre un produit, cela interdit de facto une production propre. Ce qui veut dire que si un industriel s’installe en Martinique pour produire du FDG et est capable de fournir la Guadeloupe, alors la Guadeloupe n’aura pas le droit de le produire pour lui-même. Si c’était le cas, il suffirait que l’industriel dépose un dossier au petit tribunal du coin, et en 5 minutes l’affaire est conclue. Il y a un très gros risque, pour la Guadeloupe, d’être bloqué sur le plan juridique. »
 

« Nous n’avons encore reçu aucun dossier d’autorisation »

Dans son projet, Victorin Lurel promettait pour la Guadeloupe un cyclotron pour 2016. Du côté des fabricants d’appareils, on assure que le délai est tenable. Mais de nombreux experts assurent que ce sont les autorisations qui pourraient mettre du temps à venir. Certains acteurs du dossier assurent que l’Agence nationale de sécurité du médicament attendrait au tournant les projets antillais.

Mais c’est surtout du côté de l’ASN qu’il faudra regarder. Une autorisation classique prend environ 9 mois lorsque le dossier est mené par un industriel habitué. Mais il y a de fortes chances pour que l’Autorité prenne bien plus de temps pour un nouvel acteur du marché, en l’occurrence un CHU, celui de Guadeloupe. Et puis pour l’instant, assure-t-on à l’ASN, « nous n’avons reçu aucun dossier ».

Ecoutez "Longue Distance"

Ecoutez l'enquête "Longue distance" de Martin Baumer, journaliste à Radio Outre-mer 1ère