L’écrivain Raphaël Confiant publie ce jeudi un incroyable roman, inspiré d’une histoire vraie. Il a pour cadre le quartier noir de Harlem à New York, où une Martiniquaise, Stéphanie St-Clair, régnait sur la pègre dans les années vingt. Interview exclusive.
Décidemment, même après plus de cinquante livres à son actif, Raphaël Confiant n’en finit pas de nous étonner. Après le deuxième tome de sa trilogie des « Saint-Aubert » (mai 2014) et une biographie retentissante du député indépendantiste Alfred Marie-Jeanne (mars 2015, co-écrite avec Louis Boutrin), l’écrivain martiniquais sort ce jeudi un nouveau roman, « Madame St-Clair, reine de Harlem » (éditions Mercure de France). L’histoire, inspirée de faits réels, se déroule entre les années vingt et quarante dans le quartier noir de Harlem, à New York, où une Martiniquaise, Stéphanie St-Clair, régnait sur le milieu des jeux clandestins mais fréquentait également les intellectuels de la « Black Renaissance ». Au mois de juin, Raphaël Confiant évoquait son roman en exclusivité pour La1ere.fr.
Comment avez-vous découvert madame St-Clair ?
Raphaël Confiant : Par pur hasard ! Un journaliste guadeloupéen, Danick Zandronis, avec lequel je suis tantôt fâché tantôt ami, m'avait envoyé, au cours d'une de nos périodes d'amitié, un lien Internet sur une certaine Stéphanie St-Clair, née en 1886 à la Martinique et ayant émigré à New-York en 1912 où elle était devenue reine de la loterie clandestine. Enfin, celle de Harlem, dont les résultats reprenaient ceux de la loterie officielle de la ville de New-York. J'ai d'abord cru à un "fake", un de ces bobards que l'on trouve partout sur le Net et avais mis le lien de côté. Jusqu'au jour où, toujours par hasard, je vois apparaître, certes brièvement, le personnage de Stéphanie St-Clair dans un film de gangsters noirs américains des années 1920-30. Stupéfait, je fais des recherches et découvre que oui, celle que les Harlémites surnommaient "Madame Queen" ou "Queenie" (Petite reine), avait bel et bien existé ! Qu'elle était bien originaire de la Martinique ! Qu'elle l'avait bien quittée à l'âge de 26 ans pour partir en France où elle n'est restée qu'un an avant de gagner les Etats-Unis où elle a vécu jusqu'en 1969.
C'était à la fois invraisemblable et extraordinaire. Comment une petite négresse de la Martinique ne parlant pas anglais, émigrée sans le sou, a-t-elle pu parvenir à en imposer non seulement aux redoutables gangsters noirs américains, mais aussi au Syndicat du crime, c'est-à-dire à la mafia irlandaise, yiddish et surtout italienne ? Les Al Capone, Lucky Luciano et autres Meyer Lansky ! Oui, comment ? Je me suis mis à scruter ses photos, son regard un peu étrange, son apparence de grande dame en fourrure mais à l'air implacable. J'ai presque tout lu sur elle, mais le mystère ne faisait que s'épaissir. Si Stéphanie St-Clair se proclamait "Négresse française", elle était peu loquace sur son enfance à la Martinique et les raisons qui l'avaient fait quitter définitivement son île. Peu loquace aussi sur sa vie personnelle, hormis celle qui était connue de tout le monde. C'était donc là que commençait le travail de l'écrivain : imaginer Stéphanie... Et quand je dis "imaginer", ce n'est pas une figure de style : j'ai visité dix fois les Etats-Unis (Floride, Louisiane, Caroline du Nord, le Maine, l'Arizona etc...), mais bizarrement je ne suis jamais allé à New-York. Outre Stéphanie, il me fallait aussi imaginer la Grande Pomme dans les toutes premières années du XXe siècle et en particulier le quartier noir de Harlem qui commençait à se constituer à l'époque...
Qu’est ce qui vous a le plus intéressé dans son parcours ?
Le fait que Stéphanie St-Clair n'était pas un simple gangster. Certes, elle se la jouait Al Capone avec ses colères dévastatrices, son implacabilité envers ses concurrents ou ses ennemis, elle disposait de gardes du corps et d'hommes de main, elle brassait des quantités phénoménales d'argent, mais elle vivait dans la partie huppée de Harlem, Sugar Hill, dans un immeuble occupé aussi par nombre d'intellectuels et d'artistes de la "Black Renaissance". A commencer par le philosophe W.E.B. Du Bois, le poète County Culleen ou encore le peintre Aaron Douglas. Dépourvue de culture livresque, incapable de prononcer le "th" anglais et empêtrée dans un "ze" qui interdisait à jamais qu'on la prenne pour une Noire américaine, Stéphanie St-Clair a été l'amie de nombre de ces intellectuels noirs. Apparemment son activité clandestine ne les dérangeait pas d'autant qu'à partir des années 30, la mafia blanche a voulu mettre les pattes sur la loterie clandestine de Harlem, appelée en anglais "numbers" ou "policy". Stéphanie a livré une guerre féroce contre le New-Yorkais Lucky Luciano, l'alter ego d'Al Capone qui, lui, régnait sur Chicago tout en vivant dans un immeuble cossu d'Edgecombe Avenue dans ce fameux quartier de Sugar Hill. Et puis, elle a traversé la Première guerre mondiale, la Prohibition, la Grande Dépression de 1929, la Deuxième guerre mondiale, les premières émeutes raciales de Harlem et tout ça pour parvenir à mourir dans son lit à l'âge de... 83 ans. Sa tombe se trouve d'ailleurs dans un cimetière de Harlem d'après ce que m'a appris récemment une Antillaise vivant à New-York.
Stéphanie St-Clair était une figure du milieu de la pègre mais votre ouvrage évoque aussi ses convictions féministes avant l’heure…
Il faut dire qu'au début du XXe siècle, dans les années 1920-30, existait un début de féminisme chez les femmes blanches, du moins chez certaines riches femmes blanches. Ce n'était pas quelque chose d'articulé comme ce qui se fera dans les années 60-70, mais une sorte de défi lancé à l'homme : ces femmes se mettaient à fumer en public, s'habillaient en pantalon ou se coiffaient à la garçonne. Cela ne touchait que la haute bourgeoisie blanche et le milieu artiste ou intellectuel. Originaire de la Martinique où elle avait tout de même vécu les vingt-six premières années de sa vie dans un milieu modeste, on se doute bien que Stéphanie St-Clair n'était pas une faible femme. Bien au contraire ! Elle était - et son parcours de chef-gangster l'a prouvé - ce qu'on appelle en créole "an mal-fanm" ou "an matadò". Une matador en français des Antilles ! Ce terme n'a rien à voir avec la corrida espagnole, mais cela veut dire ce que cela veut dire. Stéphanie a eu plusieurs hommes dans sa vie et elle les a soit menés à la baguette soit domptés. Elle a même été condamnée et emprisonnée pour avoir tiré au pistolet sur son amant, Sufi Abdul Hamid, un Noir américain qui se proclamait "le premier musulman d'Amérique". Tout ça parce que ce dernier avait pris une deuxième femme. S'imposer dans un milieu masculin et machiste tel que celui de la mafia n'est pas un mince exploit ! Surtout quand on est une étrangère en plus. On peut donc dire que, oui, Stéphanie St-Clair était une féministe à sa manière, une féministe avant la lettre. En tout cas dans l'univers noir américain.
Comment avez-vous découvert madame St-Clair ?
Raphaël Confiant : Par pur hasard ! Un journaliste guadeloupéen, Danick Zandronis, avec lequel je suis tantôt fâché tantôt ami, m'avait envoyé, au cours d'une de nos périodes d'amitié, un lien Internet sur une certaine Stéphanie St-Clair, née en 1886 à la Martinique et ayant émigré à New-York en 1912 où elle était devenue reine de la loterie clandestine. Enfin, celle de Harlem, dont les résultats reprenaient ceux de la loterie officielle de la ville de New-York. J'ai d'abord cru à un "fake", un de ces bobards que l'on trouve partout sur le Net et avais mis le lien de côté. Jusqu'au jour où, toujours par hasard, je vois apparaître, certes brièvement, le personnage de Stéphanie St-Clair dans un film de gangsters noirs américains des années 1920-30. Stupéfait, je fais des recherches et découvre que oui, celle que les Harlémites surnommaient "Madame Queen" ou "Queenie" (Petite reine), avait bel et bien existé ! Qu'elle était bien originaire de la Martinique ! Qu'elle l'avait bien quittée à l'âge de 26 ans pour partir en France où elle n'est restée qu'un an avant de gagner les Etats-Unis où elle a vécu jusqu'en 1969.
C'était à la fois invraisemblable et extraordinaire. Comment une petite négresse de la Martinique ne parlant pas anglais, émigrée sans le sou, a-t-elle pu parvenir à en imposer non seulement aux redoutables gangsters noirs américains, mais aussi au Syndicat du crime, c'est-à-dire à la mafia irlandaise, yiddish et surtout italienne ? Les Al Capone, Lucky Luciano et autres Meyer Lansky ! Oui, comment ? Je me suis mis à scruter ses photos, son regard un peu étrange, son apparence de grande dame en fourrure mais à l'air implacable. J'ai presque tout lu sur elle, mais le mystère ne faisait que s'épaissir. Si Stéphanie St-Clair se proclamait "Négresse française", elle était peu loquace sur son enfance à la Martinique et les raisons qui l'avaient fait quitter définitivement son île. Peu loquace aussi sur sa vie personnelle, hormis celle qui était connue de tout le monde. C'était donc là que commençait le travail de l'écrivain : imaginer Stéphanie... Et quand je dis "imaginer", ce n'est pas une figure de style : j'ai visité dix fois les Etats-Unis (Floride, Louisiane, Caroline du Nord, le Maine, l'Arizona etc...), mais bizarrement je ne suis jamais allé à New-York. Outre Stéphanie, il me fallait aussi imaginer la Grande Pomme dans les toutes premières années du XXe siècle et en particulier le quartier noir de Harlem qui commençait à se constituer à l'époque...
Qu’est ce qui vous a le plus intéressé dans son parcours ?
Le fait que Stéphanie St-Clair n'était pas un simple gangster. Certes, elle se la jouait Al Capone avec ses colères dévastatrices, son implacabilité envers ses concurrents ou ses ennemis, elle disposait de gardes du corps et d'hommes de main, elle brassait des quantités phénoménales d'argent, mais elle vivait dans la partie huppée de Harlem, Sugar Hill, dans un immeuble occupé aussi par nombre d'intellectuels et d'artistes de la "Black Renaissance". A commencer par le philosophe W.E.B. Du Bois, le poète County Culleen ou encore le peintre Aaron Douglas. Dépourvue de culture livresque, incapable de prononcer le "th" anglais et empêtrée dans un "ze" qui interdisait à jamais qu'on la prenne pour une Noire américaine, Stéphanie St-Clair a été l'amie de nombre de ces intellectuels noirs. Apparemment son activité clandestine ne les dérangeait pas d'autant qu'à partir des années 30, la mafia blanche a voulu mettre les pattes sur la loterie clandestine de Harlem, appelée en anglais "numbers" ou "policy". Stéphanie a livré une guerre féroce contre le New-Yorkais Lucky Luciano, l'alter ego d'Al Capone qui, lui, régnait sur Chicago tout en vivant dans un immeuble cossu d'Edgecombe Avenue dans ce fameux quartier de Sugar Hill. Et puis, elle a traversé la Première guerre mondiale, la Prohibition, la Grande Dépression de 1929, la Deuxième guerre mondiale, les premières émeutes raciales de Harlem et tout ça pour parvenir à mourir dans son lit à l'âge de... 83 ans. Sa tombe se trouve d'ailleurs dans un cimetière de Harlem d'après ce que m'a appris récemment une Antillaise vivant à New-York.
Stéphanie St-Clair était une figure du milieu de la pègre mais votre ouvrage évoque aussi ses convictions féministes avant l’heure…
Il faut dire qu'au début du XXe siècle, dans les années 1920-30, existait un début de féminisme chez les femmes blanches, du moins chez certaines riches femmes blanches. Ce n'était pas quelque chose d'articulé comme ce qui se fera dans les années 60-70, mais une sorte de défi lancé à l'homme : ces femmes se mettaient à fumer en public, s'habillaient en pantalon ou se coiffaient à la garçonne. Cela ne touchait que la haute bourgeoisie blanche et le milieu artiste ou intellectuel. Originaire de la Martinique où elle avait tout de même vécu les vingt-six premières années de sa vie dans un milieu modeste, on se doute bien que Stéphanie St-Clair n'était pas une faible femme. Bien au contraire ! Elle était - et son parcours de chef-gangster l'a prouvé - ce qu'on appelle en créole "an mal-fanm" ou "an matadò". Une matador en français des Antilles ! Ce terme n'a rien à voir avec la corrida espagnole, mais cela veut dire ce que cela veut dire. Stéphanie a eu plusieurs hommes dans sa vie et elle les a soit menés à la baguette soit domptés. Elle a même été condamnée et emprisonnée pour avoir tiré au pistolet sur son amant, Sufi Abdul Hamid, un Noir américain qui se proclamait "le premier musulman d'Amérique". Tout ça parce que ce dernier avait pris une deuxième femme. S'imposer dans un milieu masculin et machiste tel que celui de la mafia n'est pas un mince exploit ! Surtout quand on est une étrangère en plus. On peut donc dire que, oui, Stéphanie St-Clair était une féministe à sa manière, une féministe avant la lettre. En tout cas dans l'univers noir américain.