Ateliers de la pensée à Dakar : trois questions à l’historienne réunionnaise Françoise Vergès

L’historienne et politologue réunionnaise Françoise Vergès.
L’historienne et politologue réunionnaise Françoise Vergès a participé, du 1er au 4 novembre, à la seconde édition des "Ateliers de la pensée" à Dakar, au Sénégal, réunissant intellectuels, chercheurs et artistes du continent et de ses diasporas. Interview.
Du 1er au 4 novembre, Dakar, la capitale du Sénégal, a accueilli la seconde édition des Ateliers de la pensée, un rendez-vous qui a réuni une cinquantaine d’intellectuels, de chercheurs et d’artistes d’Afrique et de ses diasporas. Organisé par l'historien camerounais Achille Mbembe et l’économiste et écrivain sénégalais Felwine Sarr, le thème central des Ateliers était cette année « Condition planétaire et politique du vivant ».
« Le nouveau siècle s’ouvre sur un déplacement historique majeur. L’Afrique - et le Sud de manière générale - apparaît de plus en plus comme l’un des théâtres privilégiés où se joue, d’ores et déjà, le devenir de la planète. Le moment est donc unique pour relancer le projet d’une pensée critique confiante en sa propre parole, puisant dans les archives de toute l’humanité, capable d’anticiper, de créer véritablement et, ce faisant, d’ouvrir des chemins nouveaux à la mesure des défis de notre temps », annonçaient les initiateurs du projet.
L’historienne et politologue réunionnaise Françoise Vergès a participé aux Ateliers avec des contributions sur « l’enchevêtrement du vivant » et « le ventre des femmes noires ». Elle répond aux questions de La1ere.fr.

Qu’est-ce que vous retenez de ces Ateliers de la pensée à Dakar ?
Françoise Vergès :
La deuxième édition des Ateliers de la pensée a été aussi passionnante que la première, qui s’est déroulée l’an dernier. Ce que je retiens de ces quatre jours, c’est leur intensité - on commençait à 9h et on finissait facilement à 1h, 2h du matin - la grande diversité des interventions et des approches, et la présence de jeunes Sénégalais-e-s, attentifs et curieux. Cette initiative s’adosse sur la longue tradition de réflexion et de débat en Afrique que l’on ignore souvent en France où on a du mal à reconnaître qu’il existe des théoriciens africains, que de la théorie se fabrique en Afrique. Des recherches existent sur des sujets très pointus, des réflexions sur des thèmes qui sont globaux.

Pouvez-vous développer les thèmes de vos contributions ?
J’ai eu deux contributions, l’une sur « l’enchevêtrement du vivant », c’est à dire la nécessité de penser l’espèce humaine comme intimement liée à d’autres espèces et donc de réfléchir au fait que la promesse du bonheur par le capitalisme repose sur la destruction de l’habitat nécessaire à l’espèce humaine. Le capitalisme promet bonheur et plénitude grâce à l’accumulation d’objets - relire Adam Smith - et à la réalisation de soi comme individu « libre et rationnel ». Cette promesse a reposé et repose sur la destruction de sociétés, de la nature, elle détruit les conditions même de la réalisation du bonheur qu’elle promet, mais comme elle promet qu’il y aura toujours une solution - une intervention divine ou une découverte technologique, l’inquiétude ne s’installe pas. Le capitalisme produit aussi du désir, du besoin et nous y sommes tous soumis. Il ne s’agit pas de revenir à un temps passé, mais de réfléchir à la manière dont nous habitons le monde.
Il faut aussi insister sur le fait qu’il n’y a aucune égalité dans la distribution du bonheur promis ni devant les conséquences de cette destruction. Récemment encore, nous avons pu voir à Saint-Martin et à Porto Rico que les populations pauvres et de couleur ne sont pas traités de la même manière que les populations blanches quand elles sont victimes de catastrophes naturelles dont la sévérité et l’ampleur, nous disent les scientifiques, ne vont pas cesser d’augmenter. Je suis revenue brièvement sur l’histoire de cette idéologie, sur ses conceptions du monde pour terminer sur le thème même des Ateliers, la condition planétaire et la politique du vivant en proposant de penser ces enchevêtrements qui démontrent la vulnérabilité et la fragilité de l’espèce humaine, sa condition de passage mais sans jamais oublier de penser que ce n’est pas « l’espèce humaine » qui nous a conduit à cette condition planétaire mais un régime économique et politique bien précis.

Les jeunes Réunionnais ne sont pas encouragés à se penser comme liés à l’Afrique. Or c’est un continent bouillonnant dont la population dépasse le milliard. La Réunion est sur un axe Afrique/Asie, mais que faisons-nous pour le traduire concrètement ? Je ne parle pas simplement de courir après des capitaux malaisiens ou chinois mais de nouer des relations de peuple à peuple.



Ma seconde intervention s’intitulait « Le ventre des femmes noires », titre d’un des chapitres de mon dernier livre ("Le ventre des femmes. Capitalisme, racialisation, féminisme", ndlr). Je suis partie de cette question : pourquoi un tel silence dans l’histoire de la traite et de l’esclavage sur le fait que pendant des siècles, les femmes africaines et malgaches ont été dépossédées du vivant qu’elles avaient produit ? Elles avaient porté des enfants, les avaient nourris et chéris et ils leur avaient été enlevés. Ce qui m’intéressait n’était pas de célébrer « la mère africaine » mais de repenser l’absence du travail de reproduction par les femmes dans la « chaîne » de production de la force de travail qui avait permis la naissance du capitalisme, que le vol et le viol avaient été des éléments essentiels à sa naissance. Je passais ensuite aux conséquences contemporaines de cette économie de prédation du vivant : le fait que la vie des Noir-e-s ne compte pas, et comme le faisait remarquer le chercheur Abdourahmane Seck à ces Ateliers, elle ne compte ni pour les puissants du monde ni pour les régimes africains. Je concluais en disant qu’on ne pouvait pas penser habiter la terre autrement qu’en la détruisant si nous ne pensions pas à cette part de la production de vivant toujours méprisée et ignorée. C’est pourtant un thème que des féministes africaines-américaines, européennes, caribéennes, sud-américaines ont cherché à imposer depuis longtemps : ce qu’on appelle la « reproduction » est une question politique et pour la comprendre et l’analyser, il faut en étudier l’histoire raciale, culturelle, économique et sociale.

Comment La Réunion s’inscrit-elle aujourd’hui dans la dynamique politique et culturelle de l’Afrique selon vous ?
Certainement pas assez, l’Afrique est très mal connue ! Et La Réunion ne pense pas assez sa part africaine. L’école enseigne très peu de choses sur son histoire, ses civilisations, ses cultures ; il n’existe même pas un département d’études africaines à l’université. Dans les médias, très peu de choses sinon guerres et catastrophes... Les partis politiques ne montrent aucun intérêt à ce qui se passe en Afrique, contrairement à ce qui se passait pour certains dans les années 1950-1980. 
Cela fait des années que je vais en Afrique pour des événements universitaires ou artistiques. Je ne suis pas présente partout certes mais jusqu’à présent, ça a été très exceptionnel que j’entende la communication d’un Réunionnais ou d’une Réunionnaise dans les conférences, colloques et rencontres auxquelles j’ai assisté - autour des humanités, des sciences sociales, ou de l’art. Je suis souvent la seule. Je n’entends jamais un auteur de chez nous cité alors que Césaire, Fanon et Glissant sont régulièrement mentionnés.
Certes, des Réunionnais visitent l’Afrique mais qui s’y installe, qui choisit d’en étudier les langues, de participer à la réflexion du continent ? Je sais que des jeunes s’intéressent au continent, qu’il existe des initiatives culturelles et artistiques, mais rien n’est fait pour faciliter, encourager les échanges : les vols sont chers, on ne peut pas apprendre les langues africaines, comment obtenir des visas ? Les jeunes Réunionnais ne sont pas encouragés à se penser comme liés à l’Afrique. Or c’est un continent bouillonnant dont la population dépasse le milliard. La Réunion est sur un axe Afrique/Asie, mais que faisons-nous pour le traduire concrètement ? Je ne parle pas simplement de courir après des capitaux malaisiens ou chinois mais de nouer des relations de peuple à peuple. Mais n’oublions pas que tout a été fait pour qu’à La Réunion, nous nous pensions comme appartenant à la France…