Aux Fidji, le douloureux retour des rugbymen expatriés

Partis chercher fortune loin de leur archipel, les rugbymen fidjiens peinent souvent à retrouver leur place au pays à la fin de leur carrière, entre difficultés financières, syndromes de dépression et une Fédération ingrate.
 
   "Le retour à la vraie vie": voici comme l'ancien international (2000-2016) Seremaia Bai qualifie l'impatriation des joueurs partis tenter leur chance loin des Fidji. Des 500 joueurs fidjiens recensés en Europe, dont 300 en France, combien réussiront à bien négocier le virage? Le retour est la face cachée de leur destin: après les succès ou les échecs, l'accès ou non au professionnalisme, c'est un moment qui peut être encore plus délicat que le départ.
    
Lorsque tout s'arrête et que le rideau se baisse, le retour au pays engendre une souffrance insoupçonnée. "Quand tu es professionnel, ta vie est réglée. Tout est fourni pour le club, tu ne dois penser à rien sinon au jeu et à tes performances. C'est dur de revenir à un quotidien normal", explique Bai, qui décrit un phénomène de dépression. Pour ceux partis quelques mois seulement en Europe, le malaise est moins palpable. Mais pour les joueurs majeurs du rugby fidjien, la fin de carrière ressemble bien souvent à une descente aux enfers.

 

Agriculteurs ou pêcheurs

Dans sa ville de Ba, Vilimoni Delasau, passé par la France, le Japon et la Nouvelle-Zélande (2000-2012), a les honneurs du musée local qui lui consacre un espace. Le dernier témoin de ses années fastes: l'ailier est devenu un modeste agriculteur cultivant notamment des racines de kava, la boisson nationale. Rupeni Caucaunibuca, mythique trois-quarts d'Agen et de Toulouse, est rentré dans son village sur l'île de Vanua Levu. Il a pu gagner 200.000 euros par saison, le voilà devenu pêcheur vivant au jour le jour.

"L'an passé, il a été hospitalisé. Il avait perdu beaucoup de poids. Les médecins craignaient pour sa vie. Au moment de sortir, j'ai dû l'aider à payer la facture", raconte son ami Delasau. Qui accuse sa Fédération, "l'une des pires au monde. Ils utilisent les joueurs mais quand c'est fini, tu te retrouves seul. Et personne ne viendra te donner un dollar."

 

Dépression, alcool et stupéfiants 

Pour Emori Bolo Bolo, les problèmes ont pris la forme d'un trafic de stupéfiant. Le premier Fidjien a remporter le Bouclier de Brennus avec le Stade français, en 1998, a purgé cinq ans de prison. Même l'arrière polyvalent Waisale Serevi, la légende du pays, a sombré à son retour après une longue carrière à l'étranger (Japon, France, Angleterre).

Licencié en 2009 de son poste d'entraîneur de la sélection à VII, il a dû affronter une dépression et des problèmes d'alcool avant de se retrouver ruiné après un contrôle fiscal aux allures de punition. Pour se relever, Serevi a de nouveau quitté son pays: parti s'installer à Seattle en 2011, il vient d'accepter un poste de sélectionneur en Russie.

 

 Générosité mal récompensée

"Il faut reconnaître que les exemples de retour réussi sont rares", avoue Seremaia Bai. Parmi les explications, il y a la problématique financière. Avec un salaire moyen de 15.000 euros brut en Top 14 quand il est de 460 euros par mois aux Fidji, les expatriés ont bien gagné leur vie mais ils n'ont pas pour autant économisé.

"J'ai vu des joueurs envoyer chaque mois 5.000 euros, 8.000 euros, parfois même plus, au pays pour faire vivre les familles, aider les amis, les gens du village", raconte Bai. "Et quand tu arrêtes de jouer, plus personne ne se soucie de toi."

 

Une reconversion compliquée

Les anciens joueurs sont seuls avec leurs problèmes. La reconversion professionnelle est aussi délicate: loin des Fidji, les expatriés ne la préparent pas. Seremaia Bai aussi a souffert à son retour. Mais s'il s'est reconverti dans l'agriculture et l'élevage, il a avancé en donnant un vrai sens à sa vie: l'ex-joueur de Clermont et Castres a créé une académie de rugby à Suva où il dispense des entraînements à 80 jeunes tout en les sensibilisant à la nécessité de mener un projet scolaire en parallèle. Six joueurs de son académie ont déjà intégré des écoles au Japon et en Nouvelle-Zélande.
   
Pour l'instant, il est seul dans son projet: "La fédération ne se préoccupe pas de ses anciens joueurs", regrette-il. "Je m'y suis rendu pour présenter mon projet à la fédération comme je l'ai fait dans différents ministères. Partout, on m'a écouté, on m'a félicité mais on m'a laissé me débrouiller."
    
Bai promet de s'accrocher et envisage un séjour en France pour établir un partenariat et susciter d'autres vocations. "Je souhaite que tous les anciens joueurs qui ont réussi à l'étranger décident de s'investir auprès de la jeunesse. Je serais heureux d'être un exemple. Et pas cet ancien joueur qu'on pointe du doigt en disant: regarde combien il boit."