Une des premières images à laquelle on pense quand on évoque Haïti, c'est pauvreté et misère. Selon l'indice de développement humain 2021-2022 des Nations Unies, le pays est situé dans les tréfonds du classement à la 163ᵉ place sur 191.
Certes, le territoire a vécu des catastrophes naturelles comme des séismes qui l'ont laissé en ruines. L'exemple le plus marquant est le tremblement de terre de janvier 2010 qui a fait plus de 280.000 morts et 1,3 million de sans-abris, et qui a anéanti plusieurs années de lutte contre la pauvreté.
Alliance entre nouvelle élite et anciens colonisateurs
Une pauvreté structurelle qui remonterait en partie aux conditions de l'indépendance d'Haïti en 1804. Selon Frédéric Thomas, docteur en sciences politiques spécialiste de Haïti, chargé d’étude au CETRI – Centre tricontinental (centre belge de recherche sur les rapports Nord-Sud), et auteur de l’ouvrage L’échec humanitaire – Le cas haïtien, ce moment est un des faits "structurants" du pays.
"Le paradoxe d'Haïti, c'est être à la fois la première république noire indépendante au monde en 1804, issue d'une révolution qui chasse Napoléon, la colonisation française, donc une révolution très égalitaire, mais qui va donner naissance très vite à une société très inégalitaire", explique-t-il.
La nouvelle élite haïtienne, constituée de chefs révolutionnaires et de mulâtres qui n'étaient pas des esclaves, s'approprie les terres et reproduit le modèle économique et politique colonial : "Ce n'est pas un modèle de développement, c'est vraiment un État prédateur tourné vers l'exploitation, donc un modèle économique très dur des plantations dont toutes les richesses sont exportées. C'est ce modèle d'État là qui est repris", appuie le politologue.
Les nouveaux dirigeants ont par ailleurs "tout aussi peur, sinon plus, des masses paysannes noires que de l'ancien colonisateur français", assure le politologue.
Le prix de l'indépendance : plus de 100 milliards d'euros ?
Malgré la révolution, il y a donc une convergence d'intérêts entre les anciens colons et les nouveaux oligarques qui rend les négociations possibles autour de la fameuse "dette", que Frédéric Thomas qualifie de "phénomène inédit". "C'est une dette imposée par les vaincus aux vainqueurs, et qui impose aux vainqueurs d'indemniser les pertes dues à la fin de l'esclavage et de la colonisation", s'étonne-t-il.
Certains parlent même de "double dette" car l'Hexagone avait obligé Haïti à emprunter auprès de banques françaises, obligeant la jeune république à payer en plus des intérêts à son ancienne puissance.
Selon une enquête du New York Times sortie en mai 2022, le montant total des sommes versées par Haïti à la France s'élèverait à 525 millions d'euros. Une analyse économique du journal américain évoque même des pertes à long terme entre 20 et 108 milliards d'euros, à cause d'une "spirale de l'endettement qui a paralysé le pays" et son développement. La fourchette basse correspond d'ailleurs à ce qu'avait réclamé l'ancien président haïtien, Jean-Bertrand Aristide, à la France en 2003.
Mais l'Hexagone n'est pas le seul responsable. "Au cours du XIXe siècle, il y a eu une période de relative prospérité et de stabilité, [...] des moments plus favorables à un développement étatique, mais qui vont être complètement brisés par l'occupation américaine" de 1915 à 1934, souligne Frédéric Thomas. Les États-Unis ont en effet siphonné les finances haïtiennes : toujours d’après le New York Times, en l'espace de dix ans, "un quart du revenu total d’Haïti est parti en remboursement de dettes contrôlées par la National City Bank". Un contrôle financier qui ne s'achève qu'à la fin des années 40.
Une dette qui symbolise l'exclusion d'Haïti
Au-delà de l'aspect purement économique, la dette de l'ancienne "perle des Antilles" est, pour le politologue belge, "un marqueur de l'exclusion de la scène diplomatique mondiale d'Haïti", comme un refus d'accepter cette nouvelle république noire issue d'une révolution d'anciens esclaves, événement incroyable à l'époque.
Par cette dette auprès de la France puis des États-Unis, la communauté internationale maintenait donc le pays dans une forme de dépendance, une "subordination à des rapports de force qui se sont reproduits au cours de l'histoire jusqu'à aujourd'hui".
"La manière dont on parle aujourd'hui d'Haïti — en termes de pays maudit ou d'un pays ingouvernable — reprend une grande partie des stéréotypes avec lesquels on parlait au moment de l'indépendance. Donc c'est ça qu'il faut aussi corriger", assure Frédéric Thomas. Et la responsabilité de la communauté internationale, non seulement historiquement par rapport à cette dette, mais encore aujourd'hui par la situation dans laquelle est plongée Haïti, est lourde."