Cannibalisme, raids en pirogue et prise de drogue, visite guidée chez les Taïnos et les Kalinagos, premiers habitants des Antilles

Les Taïnos pratiquaient aussi l'art rupestre, ici en République dominicaine.
Le musée du quai Branly rend hommage à ceux qui peuplaient l'archipel antillais avant l'arrivée des Européens dans une exposition visible jusqu'en octobre 2024. L'occasion d'en apprendre plus sur l'organisation sociale de ces peuples et leurs coutumes.

Urnes funéraires, sièges cérémoniels, statuettes, haches, mais aussi spatules pour se faire vomir ou inhalateur pour prendre de la drogue, l’exposition "Taïnos et Kalinagos des Antilles", présentée au musée du quai Branly, à Paris, offre un nouveau regard sur les Amérindiens qui peuplaient l’archipel antillais avant l’arrivée des Européens.

Les ancêtres des Taïnos sont arrivés aux Antilles depuis les actuelles côtes vénézuéliennes vers -300 avant Jésus-Christ. La société taïno était très hiérarchisée, avec une élite et des classes laborieuses. Différents chefs, les caciques, se partageaient des territoires bien définis. Leurs voisins, les Kalinagos, peuplent les Petites Antilles, au moins jusqu’en Guadeloupe. Leur société, beaucoup moins hiérarchisée que celle des Taïnos, s’organise au niveau des villages, avec des chefs de guerre temporaires. Car les Kalinagos sont un peuple guerrier, menant des raids en pirogue d’îles en îles et jusqu’au continent.

"Pendant longtemps, on était obnubilés par ce qu’on appelait les 'grandes' civilisations. Les Mayas, les Aztèques, les Incas… On considérait qu’ailleurs, c'étaient des primitifs qui vivaient dans la forêt, regrette André Delpuech, le commissaire de l’exposition. C’est une vision caricaturale de l’archéologie : on a d’un côté des populations qui ont construit en pierre, qui ont eu l’écrit, face à des sociétés du végétal. Ils construisaient, mais en bois. Ils avaient de magnifiques parures de plumes et avaient développé un art de la vannerie. Au niveau archéologique, c’est beaucoup plus discret, c’est moins spectaculaire."

Témoins peu fiables

Le bois ou les plumes sont des matériaux qui se conservent mal, encore moins dans des climats chauds et humides. Pourtant, certaines pièces en bois en très bon état sont présentées au public. De magnifiques statues ont patienté pendant des siècles dans des grottes sèches des Grandes Antilles. Elles ont perdu leurs parures et, peut-être, leurs couleurs : il faut imaginer des plumes et des inserts en coquillage ou en pierre dans les trous qui forment leurs yeux et leurs bouches.

Cette statue, retrouvée en République dominicaine, possède un plateau sur lequel de la drogue était déposée avant l'accomplissement d'un rituel.

Non seulement le climat des Antilles épargne peu d’objets, mais la recherche archéologique est très inégalement développée dans la région. Si de nombreuses fouilles ont été menées à Porto Rico, territoire américain, tout reste à faire en Haïti, pourtant centre majeur de la culture taïno. En Guadeloupe, les recherches n’ont commencé qu’il y a une trentaine d’années.

Les chercheurs disposent aussi des témoignages des Européens pour mieux comprendre les Taïnos et les Kalinagos. Mais les carnets de voyages des conquistadors sont peu fiables : non seulement les nouveaux venus comprenaient mal ce qu’ils voyaient, mais l’arrivée des colons a fortement perturbé les sociétés amérindiennes. En guerre contre l’envahisseur et décimés par les maladies venues du Vieux Continent, les Taïnos ne pratiquaient sans doute plus leurs rites habituels au moment du contact avec les Européens.

La mer n'est pas une frontière

Si la colonisation a fracturé l’archipel, pour les Kalinagos, la mer n’est pas une frontière. Ceux qui vivaient au nord de la Dominique cultivaient des jardins à Marie-Galante, parce qu’il est plus facile de faire la traversée en bateau que de rejoindre le sud de l’île, très montagneuse, à pied.

Les îles des Petites Antilles et leurs noms amérindiens.

Dans la région, il n’y a du silex qu’à Antigua, or on retrouve du silex à différents endroits. On retrouve à Porto Rico des dents de jaguar, or il n’y a jamais eu de jaguar à Porto Rico. Ça veut dire qu’elles sont venues depuis le continent lors d’échanges, de captures ou de raids.

André Delpuech, commissaire de l’exposition "Taïnos et Kalinagos des Antilles".

Cannibalisme et transes chamaniques

Les Kalinagos pratiquent le cannibalisme. "On se bat contre des ennemis traditionnels, c’est un cycle de vengeance, on tue son ennemi capturé au combat et on le mange pour s’attribuer sa force et son courage. Ça n’a aucune fonction alimentaire", décrypte André Delpuech.

Une spatule vomitive en forme de serpent. Les yeux et la bouche comportaient des incrustations de coquillage ou d'or aujourd'hui disparus.

Autre rituel des Amérindiens des Antilles : la prise de drogue par des chamans pour entrer en contact avec les esprits. La cérémonie nécessite des objets particuliers. Certains de ces objets sont présentés dans l’exposition. Avant d’entrer en transe, le chaman se fait vomir grâce à une spatule. Ensuite, il dépose la drogue sur le sommet d’une statue représentant un humain ou, plus rarement, un animal. "Pour aspirer la drogue il utilise un inhalateur", détaille André Delpuech. L’ustensile ressemble à un Y : deux petites branches sont conçues pour s’enfoncer dans les narines et la tige, plus longue, sert à sniffer la substance.

Des sociétés encore mal connues

Certaines pièces sont énigmatiques, même pour les archéologues. "On a des objets qui sont de grandes énigmes. Ce ne sont pas des outils, on ne sait pas à quoi ça servait", reconnait le commissaire de l’exposition. C’est le cas de ces imposantes pierres à trois pointes ornées de figures humaines ou d’animaux. Sans aucune certitude, on suppose qu’elles auraient pu servir à améliorer la fertilité des femmes ou à favoriser les récoltes.

Ce symbole, ici gravé sur une hache retrouvée en Guadeloupe, demeure mystérieux pour les archéologues.

Autre mystère : un curieux symbole, sorte de triangle complété d’une volute. "On le retrouve dans plein d’endroits. On a du mal à l’interpréter, mais pour un Amérindien, ça signifie quelque chose", assure André Delpuech, qui tisse un parallèle avec la croix chrétienne. Dans les sociétés judéo-chrétiennes, une simple croix renvoie à des croyances, une histoire et des images, mais le symbole restera indéchiffrable pour qui vient d’ailleurs.

Paradoxalement, les sociétés les plus structurées sont les premières à tomber. Dès 1530, ne subsistent des sociétés taïnos que de petits groupes métissés et isolés. Les Kalinagos, moins hiérarchisés et plus mobiles, ont résisté plus longtemps à la conquête européenne. "En Guadeloupe, jusqu’à la fin du XIXe siècle, des gens se revendiquaient comme Amérindiens, comme Caraïbes", rappelle André Delpuech. Dans la langue ou dans la manière d’agencer les jardins créoles, l’héritage amérindien se retrouve dans les sociétés modernes. Il se fait aussi politique : les indépendantistes portoricains espèrent voir leur île rebaptisée de son nom amérindien, Boriquén.

L'exposition "Taïnos et Kalinagos des Antilles", à voir musée du quai Branly, à Paris, jusqu’au 13 octobre 2024.