Lors de l’abolition de l’esclavage, on a indemnisé les maîtres et pas les esclaves au nom de l’idéologie propriétariste
Et même l'abolition de l'esclavage, immense progrès, s'est traduite par une nouvelle inégalité. Cela semble incroyable aujourd’hui : on n'a pas indemnisé les esclaves, mais leurs anciens propriétaires. Comme pour l'esclavage, cela découlait d'une idéologie. Dans ce cas, celle du propriétarisme, sacralisant la propriété. Nombre d'intellectuels de l'époque, à l’exemple de Tocqueville, agitaient dans ce sens l'argument de la boîte de Pandore, comme le décrit Thomas Piketty :L'argument est de dire : après tout, ces propriétés-là (les esclaves, ndlr) ont été acquises dans un cadre qui était légal à l’époque. Si vous commencez à les exproprier (les propriétaires d’esclaves, ndlr) sans compensation, où est ce que vous voulez vous arrêter ? En particulier qu'est-ce que vous allez faire des personnes qui ont possédé des esclaves dans le passé, qui ensuite les ont revendus pour acheter un château dans le Bordelais, ou un immeuble à Paris, ou un portefeuille financier. Vous allez être obligés, eux aussi, de leur demander des comptes puisqu'après tout ils se sont enrichis avec l'esclavage.
Haïti a payé pour sa liberté jusqu’au milieu du XXe siècle
De proche en proche, l'édifice de la sacro-sainte propriété privée aurait été menacé. Du coup, dans le cas d'Haïti, c'est l'île elle-même qui a dû payer à la France un lourd tribut, jusqu'au milieu du XXe siècle, pour compenser les propriétaires. Et Paris n'a jamais rendu cet argent, réclamé par Port-au-Prince.Au fait, Capital et idéologie sort aujourd'hui!
— Thomas Piketty (@PikettyLeMonde) September 12, 2019
Tous les graphiques et tableaux sont disponibles ici, ainsi que des extraits du livre. Conférence publique à PSE le 30 septembre.https://t.co/02gnWlkkjhhttps://t.co/n1rAW0BBPdhttps://t.co/zmmbvFRHtb pic.twitter.com/3UevjfiD0x
Des demandes de réparations légitimes
Thomas Piketty juge cette revendication des Haïtiens légitime, tout comme celle, en général, de réparations, de la part des descendants d'esclaves. Des réparations, à ses yeux, sous forme notamment de justice transnationale, indépendante des origines des personnes, descendantes ou pas d'esclaves. Et sur des biens fondamentaux comme la santé ou l'éducation. Dans les régions françaises d’Outre-mer, elles passeraient entre autres par le foncier, et l’économiste rappelle :On a une structure de la propriété terrienne dans beaucoup des territoires concernés, en Guyane, Christiane Taubira en a beaucoup parlé, et à la Martinique, à la Guadeloupe, à la Réunion, qui pourrait donner lieu à des redistributions de terres, permettant des accès à la propriété terrienne. Cela s'est fait dans d'autres contextes, des réformes agraires, des contextes où les injustices du passé étaient moins extrêmes que celles-là, donc c’est quelque chose qui peut tout à fait être envisagé.
Par ailleurs, dans le monde, d'autres minorités, opprimées dans le passé, ont obtenu des réparations. Pour l’économiste, c'est une question de rapports de forces et de mobilisation. Cela passe aussi par la connaissance et la mémoire. "Capital et idéologie" veut y contribuer.
Bruno Sat et Emmanuel Morel ont rencontré l'économiste :