En juin 1988, le texte avait été négocié à Matignon, au terme d'intenses négociations, après le drame d'Ouvéa, la mort des quatre gendarmes et des dix-neuf militants indépendantistes kanaks tués lors de l'assaut à la grotte de Gossanah. Complétés par les accords d'Oudinot en août 1988, ces textes ont ouvert la voie à un long chemin vers l'indépendance avec l'organisation annoncée d'un référendum dans les dix ans. Mais dix ans plus tard, il a fallu l'accord de Nouméa, signé en 1998 pour fixer une nouvelle date à la consultation qui devait être organisée entre 2014 et 2018. Elle aura donc lieu le 4 novembre prochain.
Des coulisses de la signature des accords de Matignon le 26 juin 1988 à ceux d'Oudinot deux mois plus tard, La1ère est allée à la rencontre des témoins de 1988.
Retrouvez ici les neufs volets de notre série "Il y a 30 ans" en Nouvelle-Calédonie.
Jean-François Merle, conseiller technique du Premier ministre
En juin 1988, Jean-François Merle est conseiller technique au cabinet du Premier ministre, Michel Rocard. A 22 000 kilomètres de Paris, les négociations ont déjà commencé entre indépendantistes et non-indépendantistes. Après le drame d'Ouvéa, la mort des quatre gendarmes et des dix-neuf militants indépendantistes, la mission du dialogue a posé les germes d'un accord entre les deux camps.
Regardez ci-dessous le reportage de RFO le 15 juin 1988 sur les premières rencontres à Matignon :
"Les négociations se sont poursuivies à Paris, raconte Jean-François Merle. Le 15 juin 1988, Michel Rocard reçoit les deux parties pour se rendre compte par lui-même des intentions qui figuraient dans le rapport de la mission du dialogue". Jean-Marie Tjibaou, leader indépendantiste du FLNKS (Front de Libération Nationale Kanak et Socialiste), et Jacques Lafleur, représentant du RPCR (Rassemblement Pour la Calédonie dans la France), se rendent à Matignon. Souffrant de colique néphrétique, le Premier ministre, Michel Rocard, les reçoit. "Il était obligé de s’absenter pour suivre des traitements, poursuit Jean-François Merle. Il y avait une espèce d’atmosphère de compassion de la part des deux protagonistes devant cet interlocuteur souffrant qu'était le représentant de l’Etat. Je ne suis pas sûr que ça ait joué un rôle dans les négociations, mais cela a introduit une dimension d’humanité".
Regardez ci-dessous le reportage de RFO le 21 juin 1988 :
Du côté du FLNKS, "la revendication est l'indépendance". "A aucun moment ils n'ont dévié de cette ligne, raconte Jean-François Merle. Une bonne partie de la discussion a été de dire : - si vous voulez aller vers ce nouveau statut, il faut que vous soyez prêts, il faut une expertise, des cadres, une formation, des infrastructures qui aujourd’hui n’existent pas, donc prenons le temps-. C’est comme ça qu’est venue l’idée de repousser à dix ans l’échéance du référendum d’autodétermination".
Les loyalistes "demandent le statut quo" et souhaitent que "l’Etat garantisse l’ordre et la sécurité", rappelle l'ancien conseiller technique de Michel Rocard. "Le Premier ministre a alors expliqué que l’ordre et la sécurité ne pouvaient pas être garantis dans une société où il y avait des injustices et où les uns et les autres n’étaient pas reconnus. Il y avait cette idée de reconnaissance réciproque et de concessions réciproques".
Regardez le témoignage de Jean-François Merle, conseiller technique du Premier ministre :
Ces négociations entre Jean-Marie Tjibaou et Jacques Lafleur vont durer plusieurs jours à Matignon où des allers-retours discrets se multiplient au fond du parc. "L’objectif du gouvernement était de faire en sorte que l'on retrouve la paix civile en Nouvelle Calédonie", poursuit Jean-François Merle. Selon lui, "entre 1980 et 1988 il y a eu plus de 85 morts pendant "les évènements". Si l'on rapporte ce chiffre à la population de la Nouvelle-Calédonie de l’époque, ça correspond à une ville de 30 000 habitants en métropole". La nuit qui précède la signature des accords, Jean-François Merle décrit une " atmosphère de gravité".
Tout le monde le savait : ce qui se jouait était extrêmement important. Michel Rocard avait prévenu : "vous sortirez de là ce sera la paix ou la guerre. Ça prendra le temps que ça prendra, mais vous resterez là". Tout le monde se disait : il y a une chance à saisir.
Jean-François Merle
Jean-Paul Huchon, directeur de cabinet du Premier ministre
Directeur de cabinet du Premier ministre, Jean-Paul Huchon fait aussi partie des rares personnes à assister aux négociations entre Jean-Marie Tjibaou et Jacques Lafleur. Agé de 42 ans en 1988, Jean-Paul Huchon se souvient des premiers contacts entre les leaders "après de longues discussions en tête à tête ou avec leurs délégations au fond du parc de Matignon". "Ils disparaissaient au fond du jardin d'hiver pendant un temps infini. Il n'y avait aucun témoin, pas de presse, il fallait établir un contact direct", explique Jean-Paul Huchon.
Regardez ci-dessous le reportage de RFO Paris sur les rencontres à Matignon le 24 juin 1988 :
Après une dizaine de jours de discussions, la possibilité d'une "rencontre globale" est envisagée "entre indépendantistes et non indépendantistes". "Le 26 juin 1988, nous les installons dans le salon jaune, un salon d'honneur avec une très grand tapisserie, se souvient Jean-Paul Huchon. Nous les faisons entrer, mais Kanak et Caldoches refusent de se trouver à la même table, car il y a du sang entre eux. Nous avons préparé un repas, mais ils refusent de le partager. Les Kanak sont dans un coin, les Caldoches dans un autre et moi, Michel Rocard et Jean-François Merle attendons le début de la discussion. C'est très tendu".
Le vent de l'Histoire finit par tourner. Après des heures de négociations, les deux leaders tombent d'accord sur de nombreux points. Jusqu'à ce "moment anecdotique, mais passionnant" , remarque Jean-Paul Huchon. A quelques heures de la signature du texte, il reste à définir le partage des Provinces. "A ce moment-là, Jean-Marie Tjibaou et Jacques Lafleur retirent leurs chaussures, montent en chaussettes sur le canapé jaune du salon jaune devant la toile de Jouy (une tapisserie, ndlr) et ensemble ils punaisent au mur une carte de la Nouvelle-Calédonie. A partir de là, ils vont se dire "ça c'est à toi, ça c'est à moi" et faire ainsi le tour de chaque île en respectant les différentes frontières", raconte Jean-Paul Huchon encore abasourdi par le souvenir du moment. "C'était absolument extraordinaire".
A six heures du matin, les négociations s'achèvent, les accords de Matignon sont signés. "Nous sommes sortis sur la terrasse de Matignon avec les lumières de l'aube, décrit-il. Et j'ai vu cette image qui m'a fait pleurer, celle de Jean-Marie Tjiabou et Jacques Lafleur qui se prennent les mains comme deux footballeurs après un but. C'était l'apothéose."
Regardez ci-dessous le témoignage de Jean-Paul Huchon :
Pour l'ancien directeur de cabinet du Premier ministre, "le poids du rapport personnel entre Rocard et les deux protagonistes a été déterminant." "Face au problème calédonien, je pense que Michel Rocard s'est dit inconsciemment qu'il allait "réussir" la décolonisation que nous n’avions pas réussi ailleurs", poursuit Jean-Paul Huchon, toujours marqué, trente ans après, par ces négociations "inédites". "Ce n'était pas une négociation internationale classique avec des diplomates et des principes du droit", estime-t-il.
Nous sommes sortis de la routine diplomatique et de la routine républicaine bête et méchante. C’était à ce prix qu’on pouvait sortir de la guerre. Cela n’aurait pas pu se dérouler sans les protagonistes en question. Seul le rapport entre les hommes pouvait déclencher une telle chose.
Jean-Paul Huchon
Louis Le Pensec, ministre des DOM-TOM
Ministre des DOM-TOM depuis deux jours, Louis Le Pensec n'assiste pas aux négociations entre Jean-Marie Tjibaou et Jacques Lafleur. Depuis sa prise de fonction à Matignon, Michel Rocard s'est saisi lui-même du dossier.
"Il ne pouvait en être autrement, estime Louis Le Pensec. Il s'était bien évidemment entretenu avec le président de la République, François Mitterrand, et Michel Rocard avait réfléchi à ce dossier avant même d'être nommé. Il avait déjà pris les décisions judicieuses, telle que la mission du dialogue".
Pour le Premier ministre, Louis Le Pensec, ministre de la mer dans le premier et éphémère gouvernement Rocard, est l'homme de la situation au ministère des DOM-TOM. "Il me dit : - Louis, c'est la Calédonie -, raconte Louis Le Pensec. Etonné, j'avoue que l'ampleur du défi me donna un petit mouvement de recul, mais il ne me laissa pas le temps de la réflexion, il me dit : - tu verras, il n'y a qu'un breton qui peut s'entendre avec les Kanak –"
Regardez ci-dessous le reportage de RFO en 1988 :
Trente ans plus tard, Louis Le Pensec avoue que "la suite a donné du crédit à cette affirmation". "Étant d'extraction rurale, connaissant bien le monde rural, je trouvais que les conversations entre bretons empruntaient les mêmes chemins coutumiers que la démarche des Kanak", affirme Louis Le Pensec, originaire du Finistère, et aujourd'hui âgé de 82 ans. "Jamais, on n'abordait d'emblée la question essentielle, elle ne venait qu'après deux heures d'échanges notamment sur la météo", sourit-il.
Signé en août 1988 au ministère des Outre-mer à Paris, l'accord d'Oudinot vient consolider les Accords de Matignon. Louis Le Pensec se souvient avec précision de ces négociations de trois jours et trois nuits durant lesquelles "de la défiance, nous sommes passés à la confiance".
Regardez ci-dessous le témoignage de Louis Le Pensec :
Je garde de ces journées le souvenir d'une séquence exaltante de l'Histoire de France. Il n'est pas donné à tout homme politique de rétablir la paix, mais je n'étais qu'un des constructeurs du destin commun pour la Nouvelle-Calédonie. Ce fut une chance inouïe de vivre cela et de s'apercevoir que la parole politique peut parfois faire taire les fusils.
Louis Le Pensec
Moins de deux mois après le drame d'Ouvéa, le 26 juin 1988, les accords tripartites dits "de Matignon" sont conclus entre Jean-Marie Tjibaou, Jacques Lafleur et Michel Rocard. Ratifiés par un référendum le 6 novembre 1988, ils créent trois provinces (Nord, Sud, Iles Loyauté), et prévoient l'organisation d'un scrutin d'autodétermination dans les dix ans. Ils actent également les amnisties.
Complétés le 20 août 1988, ces accords de Matignon-Oudinot introduisent la notion de rééquilibrage entre les Kanak et les autres communautés, entre Nouméa et le reste de l’archipel et entre les trois provinces. Un scrutin d’autodétermination est prévu en 1998.
Dix ans plus tard, le 5 mai 1998, la signature de l'accord de Nouméa, sous l'égide du Premier ministre socialiste Lionel Jospin, instaure en Nouvelle-Calédonie un processus de décolonisation sur vingt ans. Un référendum d'autodétermination est prévu entre 2014 et 2018 au plus tard.
Retrouvez ci-dessous les textes des Accords de Matignon et de l'Accord d'Oudinot :
Bernard Grasset, premier haut-commissaire en Nouvelle-Calédonie
Sa fonction était inscrite dans les accords de Matignon. Bernard Grasset est le premier haut-commissaire de Nouvelle-Calédonie nommé après la signature des accords. Il sera en poste de 1988 à 1991.
Regardez ci-dessous le témoignage de Bernard Grasset :
"Il s'agissait pour moi et mes collaborateurs de ramener la paix et la confiance avec toutes les parties de Nouvelle-Calédonie, ramener aussi la confiance auprès des pays voisins, la Nouvelle-Zélande, l'Australie, les Fidji, mais aussi avoir la confiance des ministres", explique Bernard Grasset.
Regardez ci-dessous le reportage sur l'arrivée de Bernard Grasset :
Pour lui, "remettre l'Etat en marche a été très facile". "Vis à vis de la population, je me suis d'abord efforcé de retirer ce côté "État de siège" qu'il y avait, raconte Bernard Grasset. Retirer les sacs de sable aux carrefours, retirer les parachutistes, les CRS, les gendarmes, car la résidence était une véritable forteresse. En l'espace d'une quinzaine de jours, Nouméa avait retrouvé son aspect traditionnel et le pays aussi en grande partie". Trente ans après, ce premier haut-commissaire de la Nouvelle-Calédonie a le sentiment du "devoir accompli".
J'ai travaillé avec des hommes et des femmes de bonne volonté, qu'il s'agisse de Jean-Marie Tjibaou, Yeiwéné Yeiwéné, et Jacques Lafleur.
Bernard Grasset
Jacques Lafleur, leader du RPCR
Trente ans après, Jean-Marie Tjiabou et Jacques Lafleur ne sont plus là pour témoigner, mais leurs paroles à la sortie de la signature des accords de Matignon résonnent encore.
Déclaration de Jacques Lafleur le 26 juin 1988 :
"Quel que soit la couleur que nous ayons, les circonstances ont fait comprendre aux Calédoniens que nous sommes, qu’il y avait eu trop de morts, que nous nous étions affrontés et que nous risquions de continuer pour un résultat qui ne changerait pas, qui serait toujours l’affrontement. Selon moi, pour la majorité, il (ce pacte, ndlr) sera bien perçu. (…) J’aurai le sourire quand les choses seront rentrées dans les faits, que chaque terme que nous avons discuté aura porté ses fruits".
Jacques Lafleur est décédé d'une crise cardiaque en 2010 dans sa résidence en Australie. Il était âgé de 78 ans.
Jean-Marie Tjiabou, leader du FLNKS
Déclaration de Jean-Marie Tjibaou le 26 juin 1988 :
"Personne n’est satisfait de ce texte. Il ne traduit ni les revendications du RPCR, ni les revendications du FLNKS. Mais comme le dit le gouvernement, il y a le point d’équilibre pour que les uns et les autres, un peu frustrés, trouvent un peu de biscuit pour construire l’avenir. (…) Se mettre d’accord sur une gestion directe veut dire que l'on reconnaît ensemble qu’il y a un problème. L’équilibre est mince entre ces revendications divergentes, tellement mince que l'on choisit de s’entretuer ou de construire dans un chemin très étroit des espoirs pour nos enfants. Cette voie-là a été choisie et choisie ensemble. (…) C’est la victoire de l’espérance pour que notre pays vive en paix, travaille et ait surtout de l’espoir pour toujours".
Le 4 mai 1989, Jean-Marie Tjibaou est tué par balle, à Ouvéa, par Djubelly Wéa, qui ne lui pardonne pas la signature des accords. Djubelly Wéa tire également sur Yeiwéné Yeiwéné, autre figure du FLNKS, avant d'être lui-même abattu par les gardes du corps des victimes.
Michel Rocard, Premier ministre
Décédé en 2016 à l'âge de 89 ans, Michel Rocard avait tenu une conférence de presse à la sortie des Accords de Matignon en 1988. Il s'était adressé aux Calédoniens. Trente ans après, son message reste d'actualité.
Déclaration de Michel Rocard le 26 juin 1988 :
"Je veux m’adresser à eux, si lointains, et depuis 45 jours si présents dans mon esprit et dans mon cœur. Je veux leur dire : reprenez espoir ! Une page nouvelle va pouvoir s’écrire. Non par les armes, mais par le dialogue, la tolérance, le travail, la volonté. Ceux qui ici à Paris ont parlé en votre nom, ont fait preuve de courage et de responsabilité sans rien abandonner. Ils ont su donner et pardonner, converser, négocier, se trouver, reconnaître l’autre. Je veux, compatriotes de Nouvelle-Calédonie, vous aider à réussir votre destin par la réconciliation, par la solidarité et par la construction de l’avenir. Et je suis sûr que les Français de métropole, tous les Français vous y aiderons".
Le 6 novembre 1988, ces accords sont ratifiés par les Français lors d'un référendum.