La découverte est exceptionnelle. Le sol de Guyane, particulièrement acide, ronge tout, y compris les os et les coquilles. Pourtant, sous la rampe de lancement de la fusée Ariane 6, au Centre spatial guyanais de Kourou, les scientifiques ont découvert des millions de fossiles. Ils ont été préservés par une couche d’argile grise, qui agit comme un isolant et protège les restes de l’extérieur et des bactéries. Crabes, huîtres géantes, coraux, restes d’animaux, plantes… Des dizaines de milliers de fossiles, appartenant à 270 espèces différentes, ont été étudiées par une équipe internationale de paléontologues, géologues et biologistes. Ils nous renseignent sur la Guyane d’il y a 125 000 ans.
En Guyane, il n’y avait jamais eu de fossiles découverts. Tous les paléontologues avaient vu leurs espoirs déçus avant les travaux titanesques pour construire la rampe de lancement d’Ariane 6 et la mise au jour d’argiles grises.
Pierre-Olivier Antoine, paléontologue.
Pierre-Olivier Antoine est professeur à l’Université de Montpellier et paléontologue à l’institut des sciences de l’évolution de la ville. Depuis une vingtaine d’années, il travaille sur l’évolution des écosystèmes en Amazonie. En collaboration avec Arnauld Heuret et l'Université de Guyane, il a participé aux fouilles du site. Grâce aux fossiles, les scientifiques peuvent reconstituer la faune et imaginer la végétation du passé. Il y a 125 000 ans, la zone où se trouve désormais le centre spatial était sous la mer. "Les espèces qu'on a retrouvées existent toutes encore aujourd’hui, explique le paléontologue. Ça nous permet de reconstituer plus facilement l’écosystème de l’époque, parce qu’on connaît leur capacité à vivre dans tel ou tel milieu." C'est la première fois que des fossiles de certaines espèces sont découverts. Pour une quarantaine d’entre elles, la fouille a permis de dater leur apparition : on ne sait pas exactement quand ces espèces sont apparues, mais c’était il y a au moins 125 000 ans.
"Sur ces espèces, certaines sont en danger critique d’extinction. C’est le cas de la plupart des requins, par exemple le requin aiguille. On estime la population actuelle dans le monde entre 50 et 100 individus", précise le chercheur. Or, en seulement quelques jours de fouille, les scientifiques ont retrouvé les restes de plusieurs dizaines de requins. "Les populations étaient beaucoup plus denses, alors que les conditions environnementales étaient les mêmes qu’aujourd’hui", résume Pierre-Olivier Antoine. Car le climat d’il y a 125 000 ans, une période coincée entre deux ères glaciaires, se rapproche du climat qu’aura la Guyane en 2100.
"Le seul paramètre qui ait changé entre il y a 130 000 ans et aujourd’hui, c’est l’homme", pointe le paléontologue. La présence de ces restes montre que ces espèces pourraient survivre dans la trajectoire prévisible du réchauffement climatique d’ici à la fin du siècle. "L’aspect température de l’eau, qui est censé être un limitateur de la biodiversité, est souvent mis en avant. Cette première étude tend à contredire le modèle", avance le chercheur, qui évoque le rôle majeur des humains, notamment via la surpêche, pour expliquer l'effondrement de certaines populations marines. Le constat est presque rassurant : il est a priori plus facile de limiter la surpêche que de freiner le réchauffement des océans, qui dépend de nombreux leviers, interconnectés et complexes.
Paresseux géants et eaux cristallines
Alors à quoi ressemblerait la Guyane si l’on pouvait se téléporter sur le territoire il y a 125 000 ans ? "La mer est plus haute, toutes les zones côtières de la Guyane actuelle sont sous l’eau. Le paysage ressemble à une mangrove, on a des palétuviers, on a des récifs d’huîtres qui n’existent plus, on a des coraux par milliers. L’eau est beaucoup moins boueuse qu’aujourd’hui, ce qui explique l’abondance des coraux", détaille le paléontologue.
Si les eaux étaient plus claires, c’est parce qu’il semblerait que l’un des courants de l’Amazone, qui charrie désormais des matières en suspension, ait été dévié au cours du temps.
L’abondance de crabes, de crevettes, d’oursins, de mollusques, de coraux, semble indiquer que les eaux étaient plus claires que le sont les zones côtières aujourd’hui.
Pierre-Olivier Antoine, paléontologue.
Au-delà des côtes et un peu plus récemment, le paysage est une savane. "Dans des terrains plus récents, qui ont entre 90 000 et quelques milliers d’années, la mer s’est retirée. La zone qui était côtière il y a 13 000 ans est devenue terre ferme, et là, l’enregistrement végétal nous indique qu’on a une savane, explique Pierre-Olivier Antoine. Dans la région, on pourrait s’attendre à trouver des paresseux géants, des cousins des éléphants, qui s’appellent des mastodontes, des tigres à dent de sabre…"
Un paresseux géant a bel et bien été découvert en Guyane en 2021. À Maripasoula, très loin dans les terres, des orpailleurs clandestins ont trouvé les restes du géant en explorant un gisement d’or. L’animal, qui pouvait peser jusqu’à quatre tonnes, contre quelques kilos pour le paresseux actuel, avait traversé les siècles dans de l’argile grise.