Il y a cent ans, à la mi-mai 1921, l’éditeur Albin Michel signe un contrat de publication avec un parfait inconnu, un Guyanais administrateur en Afrique équatoriale française du nom de René Maran. La célèbre maison est alors loin de se douter que le roman obtiendra le prestigieux prix Goncourt…
Quelques mois plus tôt, Albin Michel a reçu un manuscrit intitulé "Batouala", accompagné de la photographie de son auteur, âgé de trente-quatre ans. Première surprise, c’est un Noir, originaire de Guyane. La deuxième, il est administrateur en Afrique équatoriale française, plus exactement « en brousse » dans l’Oubangui-Chari, ce qui correspond à la République centrafricaine actuelle. Mais la troisième surprise, et de taille, c’est la préface iconoclaste à son roman. Pensez-vous ! Critiquer la mission civilisatrice de la France en Afrique, au début des années 20 !
Le roman, même s’il est bien écrit, parfois ciselé, n’est pas particulièrement original. Il conte l’histoire des tribulations d’un chef local africain, et correspond bien souvent dans sa narration à la vision exotique et naturaliste que l’Europe a de l’Afrique à l’époque. Les descriptions ethnographiques, au demeurant très intéressantes sur les coutumes et les légendes de la région concernées, cèdent à un certain simplisme, voire à de l’européocentrisme. Vu le contexte historique, on ne saurait en faire grief à l’auteur.
Une préface iconoclaste
C’est d’ailleurs pourquoi la préface de René Maran dénote singulièrement avec le livre, bien que dans ce dernier il égratigne quelquefois durement les « boundjous », les Blancs, par la voix de Batouala. « Jusqu’à mon dernier souffle, je leur reprocherai leur cruauté, leur duplicité, leur rapacité », dit ce dernier. « Nous ne sommes que des chairs à impôts. Nous ne sommes que des bêtes de portage. Des bêtes ? Même pas. Un chien ? Ils le nourrissent, et soignent leur cheval. Nous ? (…) Nous sommes, pour eux, moins que des animaux, nous sommes plus bas que les plus bas. Ils nous crèvent lentement. »
Mais revenons à la préface. Curieusement, l’éditeur ne semble pas y faire attention, et en juillet 1921 le roman sort dans l’indifférence. Un ouvrage parmi les autres… jusqu’en décembre 1921 où il obtient le prix Goncourt. La critique prend alors la mesure cet avant-propos en forme de pamphlet devenu célèbre et qui va déchaîner les passions. « Si l’inintelligence caractérisait le Nègre, il n’y aurait que fort peu d’Européens », ironise notamment René Maran. Qui écrit ensuite à propos de la population de l’Oubangui-Chari : « Après tout, s’ils crèvent de faim par milliers, comme des mouches, c’est que l’on met en valeur leur pays. »
Civilisation, civilisation, orgueil des Européens, et leur charnier d’innocents, Rabindranath Tagore, le poète hindou, un jour, à Tokyo, a dit ce que tu étais ! Tu bâtis ton royaume sur des cadavres. Quoi que tu veuilles, quoi que tu fasses, tu te meus dans le mensonge. À ta vue, les larmes de sourdre et la douleur de crier. Tu es la force qui prime le droit. Tu n’es pas un flambeau, mais un incendie. Tout ce à quoi tu touches, tu le consumes…
« Car, la large vie coloniale, si l’on pouvait savoir de quelle quotidienne bassesse elle est faite, on en parlerait moins, on n’en parlerait plus. Elle avilit peu à peu », poursuit l’auteur, qui décrit la circonscription de la Kémo dans l’Oubangui-Chari, où il travaille depuis plus de douze ans et qu’il connaît particulièrement bien. « Cette région est très riche en caoutchouc et très peuplée. Des plantations de toutes sortes couvraient son étendue. Elle regorgeait de poules et de cabris. Sept ans ont suffi pour la ruiner de fond en comble. (…) Quant aux indigènes, débilités par les travaux incessants, excessifs et non rétribués, on les a mis dans l’impossibilité de consacrer à leurs semailles même le temps nécessaire. Ils ont vu la maladie s’installer chez eux, la famine les envahir et leur nombre diminuer. »
Un appel sans effet
Dans la même condamnation, René Maran harangue ses « frères de France, écrivains de tous les partis » ; « je vous appelle au secours, car j’ai foi en votre générosité », lance-t-il. « C’est à redresser tout ce que l’administration désigne sous l’euphémisme d’'errements' que je vous convie. La lutte sera serrée. Vous allez affronter des négriers. Il vous sera plus dur de lutter contre eux que contre des moulins. Votre, tâche est belle. À l’œuvre donc, et sans plus attendre. La France le veult ! »
Mais son appel restera sans effet, torpillé par le lobby colonial. Pire, le roman est interdit en Outre-mer en 1928, pour n’y réapparaître que de nombreuses années après. L’écrivain « adjoint principal de troisième classe des services civils » en Afrique équatoriale française quitte l’administration coloniale en 1923, honni par ses supérieurs. Heureusement le livre se vend bien. De 5000 exemplaires au début, le tirage passera à 150.000. Batouala sera traduit en seize langues et continue de se vendre de nos jours, devenu un classique. Une belle revanche pour le petit administrateur de l’Oubangui-Chari, décédé à Paris le 9 mai 1960, à 72 printemps.