Esclavage : "Manifest", un projet artistique et numérique pour parler de l’héritage de la traite en Europe

Parmi les artistes à avoir candidaté au projet européen "Manifest" sur l'héritage de la traite transatlantique, David Gumbs, un artiste antillais qui a notamment réalisé du vidéo mapping aux Trois-Îlets en Martinique (photo de droite).
La question de l’esclavage et de la colonisation transatlantique est abordée pour la première fois d’un point de vue européen et pas seulement national, avec "Manifest". Ce projet comprend deux volets : la création d’un centre de ressources numériques et un parcours artistique en Hongrie, au Portugal et au Danemark.

Alors que les Pays-Bas viennent de présenter des excuses officielles pour leur rôle dans la traite esclavagiste, cinq autres pays s’apprêtent à aborder le sujet : la Hongrie, la Belgique, la France, le Portugal et le Danemark.

Ici, il ne s’agit pas de faire des événements chacun de son côté mais bien de monter un projet commun baptisé "Manifest - Nouvelles perspectives artistiques sur les mémoires de la traite transatlantique".

Co-financée par la Commission européenne, cette création est portée par des organismes et centre artistique des cinq pays, dont l’association nantaise les Anneaux de la mémoire.

La violence derrière la construction de l’Europe

Barbara Chiron, coordinatrice de projets de l’association, revient sur l’origine de "Manifest" qui remonte au mouvement Black Lives Matter : "Le projet est né de la volonté de parler d’un point de vue européen. On parle souvent du point de vue français, anglais, néerlandais... En fait, c'est l’Europe entière qui a été impliquée dans cette histoire."

Cette histoire, c’est celle de la "déportation de captifs africains", de la "colonisation", des "effets économiques de la traite" qui s’est étalée du XVIe au XIXe siècle, retrace-t-elle. "L’Europe s’est construite sur cette histoire violente."

"Manifest" a donc pour objectif de travailler sur cet héritage et se décline en deux parties :

  • Une plateforme numérique
  • Un parcours artistique

Une grande expo à Nantes en 2024

Lancée début décembre 2022, la plateforme numérique, dont les Anneaux de la mémoire ont la gestion, doit rendre compte de cette histoire. "On ne peut pas être exhaustif", prévient tout de suite la coordinatrice.

"Mais le but est de donner un maximum d’informations clés, avec des exemples concrets : un portrait d’armateur, le déroulement d’un voyage de traite, l’engouement pour le coton, le café, le cacao, la construction de l’idée de race…", liste-t-elle. Les ressources numériques seront publiées progressivement et devraient être toutes mises en ligne en mai 2024. 

En parallèle, des équipes de deux à trois artistes réaliseront, lors de résidences artistiques en 2023 et première moitié de 2024, 12 œuvres destinées à être présentées en septembre 2024 dans une grande exposition à Nantes.

"Le point de départ pour inspirer d’autres pays"

Ces artistes sont en cours de sélection. Ils sont en tout 227, originaires de 27 pays et territoire d’Outre-mer, à avoir candidaté pour participer à "Manifest". Parmi la poignée de Caribéens à avoir proposé des idées, David Gumbs, un Saint-Martinois qui vit en Martinique.

Lauréat de deux prix nationaux cette année - les Mondes Nouveaux Award et le Captation & diffusion Award -, il a plus l’habitude de collaborer avec la Caraïbe anglophone, la Chine et quelques musées aux États-Unis.

Il trouve que le fait que cet appel soit européen "donne plus de latitude et plus de force au projet que s’il était juste national". "Peut-être que ça peut être le point de départ pour inspirer d’autres pays, et ouvrir ce sujet qui est tabou en France en tout cas", ajoute-t-il.

L’artiste antillais se rappelle en effet que lorsqu’il vivait à Paris, il a été confronté à des situations ambiguës parce qu’il "étai[t] Noir" : "C’était déplacé de parler à table du passé colonial ou du racisme que je vivais dans le métro, on me disait tout le temps ‘faut dépasser ça’. Pourtant les faits, la réalité étaient là."

Des installations immersives

Spécialisé dans la vidéo interactive et les installations immersives, David Gumbs est pourtant d’abord attiré par la forme du projet - la possibilité de faire de la réalité virtuelle – plus que par le fond. L’histoire de la traite négrière n’est en effet pas un sujet qu’il a pour habitude d’aborder.

"Je ne suis pas positionné politiquement, je ne suis pas de ceux qui vont revendiquer, explique l’artiste par ailleurs enseignant aux Beaux-Arts de Fort-de-France. Je suis plutôt du côté des personnes qui font rêver, avec du contenu visuel." Une esthétique que l’on peut voir sur cette vidéo

Mais le fait de se confronter à cette thématique l’a "mis en situation de réflexion" : "C’est une façon de sortir de ma zone de confort pour traiter un sujet qui m’impacte directement car je vis aux Antilles."

Une création autour du chlordécone

"Mon projet, c’est moins de parler de l’histoire que des conséquences de la traite négrière dans nos régions ou de la domination encore très présente des anciens colons sur nos territoires."

Sans vouloir trop en dire sur sa création artistique, David Gumbs souhaite "créer un imaginaire autour des conséquences, comme la contamination du chlordécone", par le biais d’une pièce immersive et de créatures hybrides.

Participer à "Manifest" serait aussi pour lui l’occasion de montrer que les Outre-mer existent artistiquement : "On a un travail de création de qualité."

Pourquoi la Hongrie ?

Fera-t-il partie des artistes sélectionnés ? On devrait connaître la réponse d'ici à la fin du mois. Les résidences artistiques auront ensuite lieu à Budapest (Hongrie) en juillet 2023, à Lisbonne (Portugal) en octobre 2023, et à Copenhague (Danemark) en fin d’année 2023.

Si le Portugal et le Danemark ont un lien direct avec cette histoire car ils ont participé à la traite dite négrière, ce n’est pas le cas de la Hongrie. Pourquoi une résidence là-bas ?

"Ils n’ont pas armé de navires, reconnaît Barbara Chiron des Anneaux de la mémoire. Mais ils ont bénéficié des effets du retour de la traite, avec la circulation et la consommation des produits issus des colonies." Le but est donc "de parler de pays dont on n’a pas l’habitude de parler".

Mais il est aussi de montrer que d’une société à une autre, l’histoire ne va pas engendrer les mêmes réactions. Elle cite deux exemples : "Au Portugal, les personnes esclavisées sont restées, se sont mélangées, l’histoire est très ancrée. Alors qu’en métropole, l’histoire est moins personnalisée." David Gumbs en a fait la triste expérience.