Escrime : deux épéistes guadeloupéens croisent le fer, confinés à distance

Le duel à distance, en garde, allez....
Ils ont accepté de jouer le jeu de l’interview croisée, à 6 000 kilomètres l’un de l’autre. Depuis Vincennes, Sarah Daninthe, championne du monde, médaillée olympique à Athènes et depuis la Guadeloupe pour Mathias Biabiany, membre de l'équipe de France d’épée.  
 
Sarah et Mathias bonjour, merci d’être au rendez-vous, vous vous connaissez ?
Sarah Daninthe (SD) : Oui très bien, Mathias est un jeune que j’aime beaucoup et en qui je crois. C’est cool de se rencontrer à distance comme ça. C’est un bon petit, j’espère qu’il ira loin et qu’il fera des choses bien. 
Mathias Biabiany (MB) : Sarah est un peu ma marraine. Un jour lors d’un mariage, elle m’a dit "accroche-toi, prends plaisir et surtout donne-toi à fond." Je l’ai gravé dans ma tête. En 2016, elle était venue en Guadeloupe quand on avait fêté là-bas la médaille d’or de Rio de Yannick Borel, Daniel Jérent et Jean Michel Lucenay. Lui, il m’a pris sous son aile et pour les mondiaux de 2010 à Paris "les anciens" nous avaient invités, on aime se retrouver entre nous.
SD : Oui, nous les Antillais on se retrouve souvent. On est un sacré groupe en escrime, on aime bien blaguer.

Première question pas très originale, comment vivez-vous votre confinement ?
MB : J’ai été opportuniste, ou chanceux… En fait à l’annonce de la fermeture de l’Insep le vendredi 13 mars, j’ai discuté avec Yannick Borel, Emeric Gally et Daniel Jérent. On a pris vite notre décision de prendre l’avion pour la Guadeloupe samedi, vu qu’on pouvait continuer l’entraînement sur place, le confinement n’étant pas encore annoncé. Du coup, Yannick, Daniel, Emeric et moi, mais aussi Gregory Rebus, Hendrick Lerus Roulez, Luigi Middleton et les filles Anita Blaze, Melissa Goram et Coraline Vitalis sommes tous rentrés sur l’île. 
SD : Toute l’équipe de France ma parole !
MB : Oui mais on n’a pu s’entrainer que trois jours car depuis on est confinés. Je ne vois pas les potes, mais c’est cool d’être là. 
 
SD : Tu en as de la chance, j’aurais bien aimé être en Guadeloupe, ça aurait été vraiment bien. Mais j’ai un peu hésité car avec mes clients (Sarah travaille pour OpenField) c’était compliqué. Donc pour moi le confinement c’est rester dans un appartement "parisien" et le bois de Vincennes au bout de la rue. Mais je ne sors pas et je suis en télétravail avec mes clients et collaborateurs. 
MB : Ce n’est pas loin de l’Insep, tu pourrais presque y aller ? Ou sortir un peu dans le bois ?
SD : Ah non ! Je ne l’ai pas fait, je ne suis toujours pas sortie, ça me tente mais je suis flippée car je vois du monde dehors.  Donc j’applique la consigne de rester chez soi. Du coup, je m’accorde entre une heure et deux heures de sport, yoga ou étirements. Comme en temps normal, on reste toute la journée à travailler en semaine, là il n’y a pas de cassure avec le week-end. Donc comme on ne sort pas, on a l’impression de ne faire que ça. Il faut dire que je reste longtemps devant mon PC, je m’impose une certaine routine et des horaires. Je vis en couple et à deux, ce n’est pas toujours simple. 
MB :  Moi, je suis chez mes parents à Pointe Noire. Comme je m’entraînais le matin à l’Insep, j’ai recalé mes entraînements en Guadeloupe quasiment à la même heure. Donc c’est très tôt le matin, avec le programme que m’a préparé Anne-Laure Morigny et grâce au matériel que Rod Dabriou mon coach ici a pu me prêter. 

On reparle un peu des Jeux Olympiques de Tokyo reportés à 2021, quel est votre point de vue ?
SD : C’est dingue ce qui est arrivé, mais dans ces circonstances, c’est indispensable afin de préserver la santé des athlètes et de toutes les personnes impliquées. C’est une décision courageuse de la part du CIO qui traduit l’esprit olympique et paralympique. Ça va permettre aux sportifs de mieux appréhender la période de confinement et de préparer les JO de manière plus sereine. Mais ça me choque, il y a le doute, la déception, ça reste un coup dur surtout pour certains "tauliers" qui comptaient mettre fin à leur carrière. Ça implique une nouvelle recherche de sponsors et se relancer encore un an. À ceux-là, je souhaite bon courage.
 
Un quator en Bronze à Athènes, Maureen Nisima, Sarah Daninthe, Hajnalka Kiraly-Picot, Laura Glessel-Colovic

MB : Pour moi c’est arrivé à un moment favorable. Je m’étais blessé au Canada, j’étais dans une phase de réathlétisation donc, d’un point de vue personnel, c’est une situation positive. Pour le groupe France Épée qui était qualifié (grâce à Daniel Jérent, Yannick Borel, Alexandre Bardenet et Ronan Gustin qui ont obtenu le sésame en Allemagne en janvier dernier), on en a tous discuté ensemble. Pour certains comme Yannick (numéro un mondial) et Daniel, ça leur a fait un coup, mais on s’est tous dit qu’il avait des choses plus importantes à l’heure actuelle : être en bonne santé, nos familles et nous et donc s’adapter car c’est aussi un combat collectif.
SD : Les douze mois qui précèdent sont les plus importants, au niveau de la concentration rentrer dans une olympiade, ce n’est pas simple. Je l’ai vécu. Ceux qui sont qualifiés se préparent en suivant une progression pour le jour J. Là, il faudra retarder cela pour douze mois. J’espère que tu y seras.
MB : C’est clair que si j’y vais, ce sera une étape pour moi car j’espère aussi pouvoir faire Paris et Los Angeles. Tu as raison, l’objectif est de revenir dans des bonnes conditions physiques et mentales mais je n’y suis pas encore. La France est qualifiée mais on est douze dans le groupe, il y aura trois escrimeurs pris pour les Jeux, plus un quatrième pour l’équipe. Je peux y rentrer mais c’est comme si on repartait pour une nouvelle saison.
 
Le groupe France Epée, de g à d, Stéphane Leroy ( entraîneur), Mathias Biabiany, Ronan Gustin, Daniel Jerent, Yannick Borel, Benoît Janvier (entraîneur

SD : Je te souhaite d’aller aux JO et d’être performant, ça va jalonner ta vie. Mais j’aimerais savoir quelle sera ta contribution pour ton île après ? Comme tu le sais, c’est un sujet qui me tient à cœur. 
MB : En Guadeloupe, j’ai créé une association qui porte mon nom pour créer une salle d’armes à Deshaies et pour permettre aux jeunes de s’intégrer. Ça part bien, la salle a été budgétisée pour 2021.

Comment ça se passe au niveau travail pour vous, les escrimeurs, qui êtes des sportifs amateurs ?
MB : J’ai eu la chance d’intégrer la SNCF, qui soutient les valeurs de mon sport, ce travail est pour moi une sécurité. En effet, on est dans un sport amateur et il est très rare d’en vivre. Avec le dispositif athlètes SNCF, je peux désormais aller m’entraîner bien plus sereinement. Et surtout, j’ai eu la chance d’avoir un détachement olympique avec une période de 45 jours à effectuer dans l’année, que j’avais fait pour être tranquille.
 
devant un PC ou Gare de Lyon, les deux champions sérieux

SD : (voyant la photo) Beau gosse, en uniforme ! Je n’avais pas tout à ça à mon époque, j’étais athlète de haut niveau pour Athènes, payée par mon club de Levallois, avec des primes du Ministère en fonction des résultats. J’étais à temps plein escrime et je ne bossais pas. Avant j’ai eu un boulot pour manger, j’étais vendeuse chez Go Sport, j’ai repris mes études et ma mère m’aidait. Les choses ont évolué, c’est bien mais ça été galère pendant des années et des années. Ça fait partie du jeu.
MB :  Tu sais, c’est très enrichissant de pouvoir me confronter à autre chose, de ne pas penser exclusivement à mon sport. Je suis encore en phase d’apprentissage de mon métier mais j’espère, à terme, apporter mon expérience de sportif de haut-niveau aux équipes en gare. (NDLR : Mathias est chef d’équipe sur la ligne Transilien Paris-Lyon). Tu bosses dans quoi maintenant ?  
SD : "Je suis Digital and Account Project Manager pour l'entreprise OpenField. Je travaille sur l’étude comportementale d’achats des consommateurs dans des "lieux connectés", comme les clubs du PSG, de Monaco, ou l’Accor Hotel Arena de Bercy, car nombre de nos clients sont dans le sport. Les analyses que nous menons sont essentielles pour orienter nos clients au niveau économique, budgétaire ou marketing."

Quand vous êtes à Paris, la Guadeloupe est toujours dans votre cœur et dans votre tête ?
SD : Oui en parallèle, je travaille dans des projets pour les jeunes, avec des associations alliant sport et nutrition, notamment avec le Creps de Guadeloupe.
MB : C’est cool la Guadeloupe de besoin de gens comme toi. Moi j’ai eu Richard Charles comme coach, mon "deuxième père". Il venait me chercher chez moi lorsque je ne voulais pas m’entraîner. Il a toujours su attiser la flamme et faire en sorte que l’escrime soit un plaisir. Aujourd’hui encore, c’est lui que j’appelle pour m’orienter, lorsque je me pose certaines questions.
 
Sarah à l'école Louis Delgrès Anquetil 2 aux Abymes

SD : Pour Paris 2024, il y a des projets avec la Région Guadeloupe et le Creps, j’ai un peu levé le pied, mais je vais m’y remettre. C’est vital car il y a des jeunes à faire sortir, à préparer. On a un beau vivier mais qui fait est touché par l’obésité et c’est un truc qui me fait peur.
MB : J’ai vu qu’il y a des jeunes qui se plaignent de ne pas avoir de travail. Alors oui  j’entends le discours des anciens qui disent que les jeunes sont des fainéants. Pour moi ils ne sont pas assez informés pour intégrer le monde du travail et les parents idem, donc le but c’est de faire de l’information. Je voudrais mettre cela en place.

Si vous aviez un message à délivrer, quel serait-il ?
SD : On est dans une période dans laquelle on doit tous être collectivement connectés et ensemble, plutôt qu’individuellement à essayer de sauver sa peau. Restez chez vous, c’est une période longue, pensez aux anciens, même si c’est dur de ne pas les voir, mais aidez-les.
MB : Par rapport à ma situation, restez chez vous, respectez les consignes. Mais même si ce n’est pas facile, soyez actifs mais chez vous, car c’est un combat collectif.

Deux questions cash : en escrime et cuisine, quel est votre point fort ?

MB : Je suis gaucher, déjà, et d’une. Mais j’aime la flèche, l’attaque soudaine. On mise tout sur la vitesse et l’effet de surprise, on utilise le déséquilibre sur la jambe avant pour aller toucher l’adversaire de plus loin.
 
L'attaque dite en flèche, Mathias à gauche

SD : Et la flèche moi aussi ! (rires) Il y a aussi la touche au pied, celle qui fait mal psychologiquement à l’autre. Tu la mets à l’envers au niveau du pied et il ne s’y attend pas. On est assez forts là-dessus nous les Antillais, on très explosifs et toniques, comme des sprinters. Je tiens ça de mon premier maître Rudy Plicoste au CDEP (Centre d’escrime de Pointe-à-Pitre) et de mon frère.
MB : Moi mes recettes d’épéiste sont toutes de Richard Charles à Deshaies. Tiens, je me lance pour la cuisine : Sarah je connais ton caractère fort et tes goûts et j’aimerais savoir ce tu aimerais cuisiner chez toi en ce moment.
 
Une des recettes préférées de Sarah le Kalalou

SD : Ce que j'aurai aimé en ce moment car c’est Pâques, c’est un matété à crabe (boules de farine avec du crabe) ou un kalalou, à base de crabe et de siguine (feuilles de madère ou dachine). Mais c’est compliqué d’en trouver à Vincennes, je me vais me faire un colombo de poulet, ce sera plus simple.
MB : Je m’en doutais, j’ai mangé mon matété, j’en ai pris deux fois pour être sûr qu’il était aussi bon que je pensais.