Universitaire, chercheuse, écrivain, la Réunionnaise François Vergès a présidé de 2008 à 2012 le comité pour la mémoire et l’histoire de l’esclavage. Elle se reconnaît totalement dans les mouvements qui questionnent aujourd’hui la France et son passé colonial et esclavagiste.
En ce 19 juin 2020, 155e anniversaire du "Juneteenth" (contraction de juin et de 19 en anglais), date de commémoration de l’abolition de l’esclavage aux Etats-Unis, le mouvement de fond qui a saisi la planète à la suite du meurtre de George Floyd prend un relief particulier.
Françoise Vergès questionne depuis bien longtemps l’histoire coloniale en France. Elle voit ses prises de position reconnues mondialement par des milliers de jeunes de tous les pays. L’intellectuelle réunionnaise était cette semaine aux côtés des militants qui ont posé un voile noir sur la figure de la statue du maréchal Gallieni à Paris.
Outre-mer la 1ère : La mort de George Floyd aux Etats-Unis est à l’origine de nombreuses manifestations à travers le monde, y compris en France. Le débat sur le déboulonnage des statues et la mémoire de la colonisation et de l’esclavage revient sur le devant de la scène. Emmanuel Macron et Edouard Philippe sont intervenus pour dire qu’il fallait assumer toute l’histoire de France avec ses ombres et ses lumières. Que pensez-vous de cette position de l’Etat ?
Françoise Vergès : Nous demandons que la France regarde toute son histoire dans toute sa complexité. Pourquoi cette histoire devrait être représentée par Gallieni, Bugeaud et Colbert dans de grandes statues au centre des villes, de la capitale de la France ? Nous avons là, la représentation d’une partie violente et brutale de l’histoire. Est-ce qu’il y a une justice mémorielle ?
Joseph Gallieni a commencé sa carrière coloniale à l’île de La Réunion pendant trois ans, puis il est parti au Sénégal où il a écrasé l’insurrection et les résistances à la conquête coloniale. Ensuite, il a été envoyé dans ce que la France appelait l’Indochine (le Vietnam) pour mater la rébellion.
Et à cause de sa brutalité, l’Etat français l’a envoyé à Madagascar pour conquérir l’île. Il a amené ses troupes et après une parodie de procès, il a fait assassiner publiquement l'un de princes de la famille royale. Il a exilé la reine de Madagascar puis institué le travail forcé pratiquement immédiatement. Des milliers de Malgaches sont morts pendant toutes ces années. Quand il a terminé, il est reparti en Afrique toujours en tant que militaire puis il est revenu en France après une longue carrière coloniale rythmée par l’écrasement d’insurrections.
Cette action à laquelle j'ai participé hier soir place Vauban avait pour objectif de dire : "qu’est-ce que nous apprenons ?"Je ne vois pas ce que l'on comprend quand on passe devant Gallieni sauf cette image de soumission par un homme blanc, cette image de militaire conquérant.
Quand on nous dit qu’on va mettre des plaques explicatives -d’abord les plaques sont rarement lues- moi j’aimerais qu’on comprenne ce qu’il a fait. Pourquoi est-il devenu un héros national ? Pourquoi a-t-il été choisi ? C’est un choix politique. A Paris, sur les 359 statues, il n’y a que 35 femmes. La majorité représente des militaires de l’armée coloniale. Ce n’est pas forcément l’histoire la plus glorieuse...
Selon vous, faut-il déboulonner Colbert ou faire comme à Bordeaux : mettre des panneaux explicatifs et pédagogiques pour contextualiser ?
Les noms des rues peuvent être contextualisés, les statues c’est différent. C’est le paysage urbain dans lequel nous marchons tous les jours. La controverse porte sur des figures coloniales liées à l’esclavagisme. Personne n’a demandé de déplacer la statue de Montaigne ou de Victor Hugo.
Je suis pour un déplacement de ces statues d’esclavagistes, absolument. Elles ne devraient pas être dans l’espace public. Un panneau ne suffira pas. Il faut suivre ce qu’ont fait des maires à Anvers, à Londres ou aux Etats-Unis. La statue n’appartient pas à l’espace public qui doit être commun à tout le monde. C’est une discussion entre citoyens et citoyennes. Ce n’est pas au pouvoir de décider quelles statues sont autour de nous. La décision ne peut pas venir que d’en haut et peut-être qu’il faudrait moins de statues finalement
Aujourd’hui nous sommes le 19 juin, un jour très important dans l’histoire de l’esclavage aux Etats-Unis. Vous qui avez étudiez à l’Université de Berkeley en Californie, avez-vous l’impression que les choses bougent vraiment aux Etats-Unis ?
Je pense que la demande de déboulonnage de statues et le mouvement lancé par le crime de George Floyd s’appuie sur de longues années de mobilisation des mouvements antiracistes, les Blacks Lives Matter en particulier.
Pour les personnes réduites en esclavage c’est le "black 4th of july", c’est-à-dire la journée de leur indépendance, le "freedom day" célébré par des chansons. Il y a aujourd’hui la volonté d’officialiser cette journée pour en faire une date de recueillement, de mémoire et d’histoire. Je pense que tout ce mouvement de réflexion sur les noms de rues, le déboulonnage des statues, l’arrêt du contrôle au faciès, les crimes policiers, est extrêmement important.
Au Royaume Uni, que vous connaissez bien pour y avoir été professeur, deux vieilles institutions britanniques, l'Eglise anglicane et la Banque d'Angleterre, ont exprimé jeudi un repentir quant au rôle historique de certains de leurs membres dans l'esclavage. Le débat avance-t-il plus vite en Grande-Bretagne qu’en France ?
Oui il avance plus vite. On a même vu la compagnie d’assurance, la Lloyd’s qui s’est beaucoup enrichie aussi à cause de la traite, dire qu’elle allait "faire quelque chose". Alors on pourrait penser : "c’est juste des excuses" parce que c’est le moment de le faire, "il ne faut pas perdre le business". Mais c’est quand même une étape.
En France, il n’y a eu absolument aucune excuse d’aucune banque, d’aucune compagnie sucrière de café ou de tabac. Toutes ces industries qui se sont enrichies durant l’esclavage n’ont rien dit, ni l’église catholique qui a quand même soutenu l’esclavagisme pendant des siècles.
Même aux Etats-Unis, l’armée soutient le fait qu’on débaptise des bases militaires qui portaient des noms de généraux sudistes. On peut se dire : c’est du maquillage, mais malgré tout, ça avance. En France, il y a une vraie résistance en haut alors que dans la société, les choses ont changé depuis 10-15 ans grâce au travail des associations, des intellectuels et des chercheurs.