Haïti à la dérive : les acteurs et les causes de la crise

Les principales villes haïtiennes vivent depuis un mois au rythme des manifestations de l'opposition et des barricades qui paralysent toute activité. La crise s'amplifie d'autant que les détracteurs du président haïtien refusent tout dialogue et que Jovenel Moïse est aux abonnés absents.
 
Dès son arrivée au pouvoir, en février 2017, Jovenel Moïse est confronté à la colère de l'opposition, qui a toujours refusé de reconnaître sa victoire à l'issue d'un processus électoral délicat.
 

Un vote contesté

Le premier tour du scrutin présidentiel, organisé en octobre 2015, est annulé car le candidat arrivé en deuxième position, dénonce des fraudes. Réorganisée en novembre 2016, l'élection est remportée, dès le premier tour et avec plus de 55% des voix, par Jovenel Moïse. Il accède ainsi à la présidence avec une légitimité déjà contestée par une partie de la classe politique.


Des décisions critiquées

Entrepreneur inconnu du public avant 2015, il choisit un de ses amis, Jack Guy Lafontant, un médecin n'ayant également aucune expérience de la gestion des affaires publiques, pour diriger son premier gouvernement. Mais début juillet 2018, leur décision d'augmenter de 38% le tarif de l'essence, 47% celui du diesel et 51% celui du kérosène déclenche trois jours d'émeutes.

Et quand la Cour supérieure des comptes annonce, en mai 2019, que des entreprises dirigées par Jovenel Moïse avant sa prise de fonction ont été impliquées dans "un stratagème de détournements de fonds", le fossé se creuse davantage entre la population et le dirigeant haïtien.

La contestation s'amplifie à la fin du mois d'août et prend une tournure violente à la suite d'une pénurie de carburant. Depuis, le président Moïse se fait extrêmement discret.  Il est apparu publiquement pour la première fois dans la rue jeudi dernier lorsque, avec son épouse, ils se sont arrêtés sur le trajet entre leur domicile et le palais présidentiel pour passer quelques minutes auprès de marchandes, sous la protection de policiers lourdement armés.
 

Appel à la trêve rejeté     

Le président haïtien n'a pris qu'à une seule reprise la parole en un mois, le 25 septembre. Dans une allocution pré-enregistrée et diffusée à la télévision d'Etat à 2H00 du matin heure locale, Jovenel Moïse a proposé une "trêve historique", mais son appel au dialogue n'a provoqué qu'une fin de non-recevoir de la part de ses détracteurs.
 

Revendications des manifestants?

Les cortèges, qui rassemblent souvent plusieurs milliers de personnes, ont comme premier mot d'ordre la démission immédiate du président. Mais l'opposition n'a pas formulé de propositions claires pour gérer la transition en cas de vacance du pouvoir et les différents partis derrière les manifestations ne parviennent pas à s'entendre.  Nombre de manifestants continuent d'exiger la transparence dans la gestion de l'aide offerte par le Venezuela à Haïti entre 2008 et 2018, dans le cadre du programme Petrocaribe, initiative de l'ancien président Hugo Chavez qui permit à plusieurs pays d'Amérique latine et des Caraïbes d'acquérir des produits pétroliers à un prix avantageux. 

Les manifestants réclament ainsi la poursuite en justice de toutes les personnes, président inclus, qui seraient impliquées dans la mauvaise gestion sinon le détournement de plus de deux milliards de dollars américains.
 

Est-ce une crise plus profonde?

"Les 20% les plus riches d'Haïti contrôlent plus de 60% des richesses et les 20% les plus pauvres ont moins de 2% des richesses. Cette cohabitation de villas et de bidonvilles est une situation explosive, un cocktail extrêmement dangereux", analyse l'économiste haïtien Kesner Pharel.  "On ne pourra pas résoudre cette crise avec des inégalités économiques si profondes", ajoute-t-il.

L'histoire récente d'Haïti, pays comptant parmi les plus inégalitaires au monde, est marquée par l'instabilité politique et le mandat de Jovenel Moïse ne fait pas exception. Quatre Premiers ministres ont été nommés en deux ans et demi de mandat et, depuis sept mois, le pays n'est dirigé que par un gouvernement démissionnaire.

"Le package prévu par le Fonds monétaire international n'a pas été décaissé cette année, le support budgétaire de l'Union européenne également car la communauté internationale exigeait qu'il y ait un gouvernement et un budget voté au Parlement, ce qui n'a jamais été fait", rappelle l’économiste haïtien Kesnel  Pharel. Sans cette aide au développement, Haïti ne peut subvenir aux besoins humanitaires de sa population, dont plus de 60% survit avec moins de deux dollars par jour. Face aux nombreux scandales de corruption, ne voyant pas les conditions de vie s'améliorer, une grande partie de la population se détourne de la politique: seuls 21% des électeurs sont allés voter aux dernières élections en 2016.