24 août 1968. A mi-chemin entre les archipels Tuamotu et Gambier, perdus dans l'immensité de l'océan... Deux petits atolls que seuls 45 kilomètres séparent : Mururoa et Fangataufa.
Il est 8h30. Au-dessus de Fangataufa, un engin nucléaire surnommé Canopus est accroché à un ballon dirigeable et lâché, à 520 mètres d'altitude, depuis le ciel de ce petit coin du Pacifique Sud. Sa charge : 2,6 millions de tonnes de trinitrotuluène (TNT).
L’énergie dégagée par l’explosion en fait, aujourd’hui encore, le plus puissant essai nucléaire français jamais réalisé. Bien moins connue que Little Boy, qui avait été larguée au-dessus d’Hiroshima 23 ans plus tôt, Canopus peut toutefois se targuer d’être 170 fois plus puissante.
C’est qu'elle porte bien son nom... Celui de la deuxième étoile la plus brillante de la voûte céleste, après Sirius. D’ailleurs, Sirius s’est, elle aussi, vue emprunter son nom pour un essai nucléaire dans le Pacifique, deux ans plus tôt… Mais en termes de TNT, Canopus l’a coiffée au poteau.
Grâce à elle, le pays a renforcé sa puissance nucléaire dans le club très fermé des cinq puissances détentrices de l’arme atomique, aux côtés des États-Unis, de l’URSS, de la Grande-Bretagne et de la Chine. Prouesse dont Charles de Gaulle n’était pas peur fier. "C’est un magnifique succès pour l’indépendance et la sécurité de la France" avait-il déclaré.
Fervent partisan du nucléaire, celui qui avait créé le Commissariat à l’énergie atomique (CEA) en 1945 avait déjà fait savoir, à son retour au pouvoir en 1958, que la France avait bel et bien l’intention de se doter de l’arme nucléaire, seul moyen, pour lui, de garantir l’indépendance militaire et diplomatique de son pays.
Objectif atteint deux ans plus tard, en 1960, lors du tir atomique "Gerboise bleue", en plein Sahara algérien, premier espace d'expérimentation nucléaire de la France. Cet espace qu'elle sera contrainte d'abandonner suite à la décolonisation de l'Algérie.
Parce qu'il faut développer la puissance nucléaire de la France, et parce que l'atoll de Fangataufa lui est cédé en 1964 avec celui de Mururoa, le Centre d'expérimentation du Pacifique (CEP) y est implanté dès 1966.
Un centre dont la France aura largement profité... Entre 1966 et 1974, 46 essais nucléaires atmosphériques y sont effectués. 42 à Mururoa et 4 à Fangataufa.
Après calcul, en huit ans, ce sont 10.125,802 kilotonnes de TNT qui ont été larguées sur cette zone. L'équivalent de quatre bombes Canopus.
Un moratoire... et la reprise
Cinq ans après le tir de la première bombe H, une manifestation est organisée à Papeete. Les Polynésiens sont excédés, craignant pour leur santé, outrés de ce que l'on fait subir à leurs sols, à leurs eaux... Un impressionnant cortège se forme dans la capitale tahitienne, le 23 juin 1973. A leurs côtés, certains élus sont venus prêter main forte : le sénateur Pouvanaa a Oopa, le député Francis Sanford, et même le député Jean-Jacques Servan-Schreiber qui, lui aussi opposé aux essais nucléaires, a fait le déplacement depuis l'hexagone pour soutenir la protestation polynésienne.Les essais aériens sont finalement stoppés en 1974... Mais laissent place, l'année suivante, aux premiers essais souterrains qui se poursuivront jusqu'en 1992.
Un moratoire, annonçant la suspension des essais, est annoncé le 8 avril par le Premier ministre de François Mitterrand, Pierre Beregovoy. Mais trois ans plus tard, par une décision du 13 juin 1995, Jacques Chirac, fraîchement élu président de la République, annonce la reprise des essais nucléaires.
La décision déclenche plusieurs jours de violentes émeutes à Tahiti. Le retour des tirs à Mururoa et à Fangataufa, lui a bien lieu, mais il est bref. Fin des opérations le 27 janvier 1996. Les essais étant désormais modélisés numériquement, il n'y en a pas eu depuis. Repos définitif pour Mururoa et Fangataufa qui peuvent enfin souffler... et commencer à panser leurs plaies.
Retombées radioactives
Le 24 août 1968, les populations civiles des îles des Tuamotu-Gambie, Tureia, Reao, Mangareva et Pukarua ont, bien sûr, été évacuées dans des abris inaugurés spécialement pour l’occasion. Mais depuis le tout premier tir effectué dans la zone, le 2 juillet 1966, jamais elles n'ont été averties des éventuels risques de retombées radioactives.
Les conséquences sanitaires de ces essais ont longtemps été cachées par l'armée française. Facile, lorsque l'on sait que le système de santé polynésien lui-même était tenu par des médecins militaires et ce, jusqu’en 1994.
Aujourd'hui, soit plus de cinquante ans après les premiers essais, les collectifs de défense des victimes continuent de dénoncer le manque de reconnaissance et de réparation de la part de l'Etat.
En 2010, la loi Morin a reconnu la responsabilité de la France et ouvert l'accès à des indemnisations, mais les victimes les jugent dérisoires : en 2016, sur 1.000 dossiers, seuls 20 avaient été acceptés, soit 98% des dossiers rejetés.
Pourtant, au total,150.000 personnes ont pu être exposées aux radiations... Près de 8.000 Polynésiens ont été suivis pour des maladies potentiellement radio-induites. Et à en regarder le cas des enfants nés bien après l'arrêt des essais nucléaires, tout porte à croire que le sujet est bien loin de faire partie du passé.
En février 2016, le président de la République, François Hollande a reconnu devant les élus de la Polynésie française que les essais nucléaires menés sur les atolls de Moruroa et Fangataufa ont bel et bien eu un impact sur l’environnement ainsi que sur la santé des habitants des cinq archipels composants le territoire.
Mais fallait-il que ces mots sortent de la bouche du chef de l'Etat pour que se fasse la prise de conscience ? Certainement pas. Plusieurs études ont, depuis plusieurs années, révélé des données qui posent question. Une étude, menée par le docteur Sueur a notamment révélé qu'à Tureia, atoll habité le plus proche de Mururoa et touché par 39 retombées radioactives, un enfant sur 4 est atteint d’un cancer de la thyroïde, de jeunes adultes sont décédés à la trentaine ou ont développé des pathologies héréditaires.
Paradis meurtris
Plus de cinquante ans depuis le premier tir... Cinquante ans tout juste depuis Canopus, la puissante, la brillante, la dévastatrice. Que reste-t-il de ces atolls que l'on a malmenés, exploités, brûlés, empoisonnés ?Eh bien, depuis, la couronne de corail s'est affaissée et la végétation a quasiment disparu. Trente années de campagne nucléaire... 46 essais aériens qui ont étouffé les sols polynésiens.
Et que dire des eaux de cette zone du Pacifique Sud ? 141 essais souterrains ont été effectués dans l'archipel, chaque tir affaiblissant un peu plus la géologie de ces atolls constitués d'un socle basaltique surmonté d'une roche calcaire produite par l'accumulation des coraux.
Avec le temps et l'acharnement, ces essais ont fini par créer une faille dans l'atoll qui, à tout moment, peut s'effondrer, et provoquer en retour, un tsunami.
Cinquante ans...
Cela ne suffira pas à rendre à Mururoa et Fangataufa leur santé d'antan. Pour neutraliser toute trace de radioactivité dans leurs sols et leurs eaux, ce ne sera pas cinquante ans qu'il faudra attendre, mais plusieurs centaines de milliers d'années.