C'est une décision inédite en France. Le réseau social chinois TikTok a été bloqué pour tous les utilisateurs en Nouvelle-Calédonie par le Gouvernement français.
Avec cette interdiction, l'exécutif entend limiter les "contacts entre les émeutiers" et profite, selon Valère Ndior, spécialiste en droit du numérique, d'un "fondement juridique flou" pour appliquer une mesure normalement "inapplicable" en Europe. Explications.
Comment peut-on bloquer l'accès à un réseau social ?
Le réseau social, dirigé par la société chinoise ByteDance, est un des vecteurs de communication préférés entre les groupes qui commettent des violences depuis trois nuits, estime le gouvernement. Pour tenter de limiter ces affrontements, l'exécutif a donc décidé de restreindre entièrement l'accès à la plateforme en Nouvelle-Calédonie. Mais pourquoi TikTok a-t-il été spécialement visé ?
Selon plusieurs avis de spécialistes, cette mesure ne serait pas "anodine" et malgré le peu de recul sur cette décision, ils sont unanimes, c'est une mesure qui "dépasse" les émeutes des derniers jours sur le sol calédonien.
Mais techniquement, comment cela est-il possible ? Pour le "hackeur éthique" Gaël Musquet, un expert en cybersécurité, deux façons existent afin d'interdire l'accès à une application comme TikTok.
La première, la plus probable, est de demander aux opérateurs téléphoniques de bloquer les serveurs liés au nom de domaine du site internet. Cette manière demeure la plus simple étant donné que la Nouvelle-Calédonie ne dispose que d'un opérateur télécom et internet, à l'inverse de l'Hexagone où plusieurs opérateurs se partagent le marché.
De l'autre côté, la solution pour l'État qui est plus directe, serait de bloquer directement l'adresse IP de l'utilisateur, mais la démocratisation de réseau privé virtuel (VPN) ainsi que d'autres moyens alternatifs limiteraient l'efficacité directe de la mesure.
De plus, comme le rappelle l'AFP, cette mesure d'interdiction intervient également sur fond de craintes d'ingérences et de désinformation sur les réseaux sociaux venant de pays étrangers qui chercheraient à attiser les tensions. Selon des sources gouvernementales et de sécurité pour l'AFP, l'État viserait la Chine et l'Azerbaïdjan. Un signal fort lancé par le Gouvernement, qui, après avoir interdit TikTok sur les téléphones professionnels des 2,5 millions d'agents de la fonction publique, en est alors aujourd'hui à son second coup d'essai.
Un "cas d'école" même, pour Valère Ndior, professeur de droit public spécialisé en droit international et droit du numérique, qui rappelle qu'Emmanuel Macron avait déjà évoqué une interdiction de TikTok après la mort de Nahel l'été dernier à Nanterre et les émeutes qui en ont suivies.
Même son de cloche du côté de Pierre Beyrac, un informaticien expert en cybersécurité et défenseur des libertés fondamentales, qui considère que cette décision est un "ballon d'essai": ce type de restriction ne serait pas possible selon le droit européen et donc interdit en France hexagonale.
Que dit la loi ?
Domination des GAFAM, haine et désinformation en ligne, produits illégaux… Deux textes européens visent à mieux réguler Internet en Europe. Il s'agit du règlement sur les marchés numériques (DMA) et du règlement sur les services numériques (DSA).
Ces textes régissent donc l'ensemble des droits et des champs d'action des réseaux sociaux. À l'inverse, ils donnent le droit aux géants informatiques de se défendre et, ainsi, de rompre cette interdiction sur le continent européen grâce à une décision de justice.
Néanmoins, une exception subsiste. Dans le cadre de la loi de 1955, actualisée en 2015, il est prévu que la restriction aux réseaux sociaux est actée en cas de menace pour la Nation ou lorsque l'état d'urgence est enclenché. C'est le cas en Nouvelle-Calédonie. Même si cela demeure assez flou.
Ce qui pose problème ici, c'est que la loi de 1955 permet de justifier ces restrictions. Mais cela ne peut intervenir que dans des cadres de lutte contre des comportements terroristes, des attentats ou des comportements qu’on pourrait qualifier d’apologie du terrorisme.
Valère Ndior - professeur de droit public spécialisé en droit international et droit du numérique
Et pour cet expert, membre de l’Institut universitaire de France, les critères qui qualifient cette interdiction ne sont pas tous réunis.
Finalement, est-ce que cette restriction des télécommunications qui est permise par la loi sur l’état d’urgence réunit les conditions en l’espèce ? La réponse serait plutôt non, en tout cas plutôt discutable.
Valère Ndior - professeur de droit public spécialisé en droit international et droit du numérique
De plus, plusieurs juristes spécialistes de droit public et de droit administratif ont constaté que si les conditions de la loi sur l’état d’urgence n’étaient pas remplies, le seul moyen de justifier la restriction d’accès à TikTok serait de fonder cette décision sur l’autorisation préalable du juge administratif.
En l’occurrence, "ce n’est pas le cas" avance Valère Ndior. "C'est une mesure décidée par le gouvernement dans l’urgence, donc le fondement juridique est totalement discutable". Plus encore, le spécialiste explique qu'il y aurait dans cette situation "tout à fait matière à exercer des recours contre cette interdiction" de la part de TikTok. La décision de justice qui garantit les libertés fondamentales permet que de telles mesures ne soient pas prises de façon arbitraire par l’exécutif.
Bloquer TikTok, la bonne solution ?
Limiter l'accès spécialement à TikTok est-elle la bonne solution pour endiguer les émeutes en Nouvelle-Calédonie ? Dans l'immédiat, "il n'y a pas assez de recul" répondent unanimement les experts. Mais tous se questionnent sur la véritable légitimité de se focaliser sur cette application. Pourquoi pas X (anciennement Twitter), pourquoi pas Meta (Facebook, Instagram,...) ?
Il s’agit d’un réseau social, mais il en existe beaucoup d’autres. Cela ressemble plutôt à une mesure d’affichage, une mesure plus simple à mettre en place que rétablir l’ordre.[...] Pour l’efficacité que ça veut avoir, on peut vraiment avoir des doutes.
Pierre Beyrac - informaticien expert en cybersécurité et défenseur des libertés numériques
Même si les réseaux sociaux permettent de partager rapidement des informations, des vidéos ou tout autres contenus, le lien entre les violences et les plateformes n'est pas établi. Plus encore, cela pourrait compromettre les champs d'action des forces de l'ordre.
Pour le hackeur éthique Gaël Musquet, ces réseaux sociaux servent fortement aux autorités qui cherchent des renseignements sur des agressions, sur des personnes ou des localisations géographiques sur les réseaux sociaux. Donc, l'interdiction est à double tranchant.
Quand on arrive à cet extrême là, on se prive aussi. Le réseau social est un moyen d’expression, mais aussi un moyen d’information[...] Ces réseaux sociaux servent aussi au gouvernement à se renseigner sur ce qui s’est passé et de pouvoir parfois identifier des victimes qui ont besoin d’aide.
Gaël Musquet - Hackeur éthique