Interview. Gilles Boëtsch : "Le Racisme en Images, déconstruire ensemble" co-écrit avec Pascal Blanchard

Dans "Le Racisme en Images" (éditions De La Martinière), l’anthropologue Gilles Boëtsch, directeur de recherche émérite au CNRS, décrypte avec l’historien Pascal Blanchard et la contribution d’une quinzaine de personnalités, le racisme à travers les images.

Pour reprendre votre titre, pourquoi un livre sur "le racisme en images" ?

On a essayé de faire un ouvrage à la fois pour le grand public, et aussi un ouvrage pour les élèves, les lycéens. Parce que le racisme, c’est quelque chose qu’il faut déconstruire, et c’est vraiment le propos de notre ouvrage. On est rentré dans l’Histoire. Pascal Blanchard est historien, moi, je suis anthropologue et donc, on a croisé nos regards pour déconstruire ce fléau qu’est le racisme.

Dans l’introduction, vous écrivez : "L’objet de cet ouvrage est d’identifier ces images, qui, siècle après siècle, ont produit une culture visuelle que l’on peut qualifier de destructrice des individus". Est-ce que cela correspond à la vision d’une image raciste ?

Pas forcément. Mais l’idée, c’est de montrer le poids de l’image, parce qu'elle a un poids très fort. L’image marque fortement les esprits, beaucoup plus que les textes. On le voit aujourd’hui avec Internet. Depuis le début, l’image frappe les esprits et surtout, l’image va préparer un certain nombre de discours qui vont venir après. On l’a vu avec le National-socialisme [NDLR, le nazisme], qui utilisait l’iconographie de propagande pour préparer les esprits.

Est-ce que cette culture visuelle a toujours cours aujourd’hui ?

Plus que jamais ! Nos enfants passent leur temps à regarder, avant la télé, maintenant internet via leur téléphone. On ne peut pas dire que l’image a disparu. Bien au contraire. Les médias ont aussi du mal à toujours tout contrôler, parce qu’effectivement, on laisse parfois passer des choses qui ne devraient pas passer.

Mais dès le Moyen-âge, déjà, il y avait une iconographie qui se mettait en place pour essayer d’expliquer aux gens, par exemple, le rapport à l’autre dans le cas du racisme. On va utiliser des images qui vont être dévalorisantes pour l’autre, et très valorisantes pour soi, pour effectivement montrer qu'il y a une dichotomie entre les deux.

"Entre 1514 et 1866, 12 millions d’esclaves africains ont été embarqués et enferrés à destination des Amérique". Vous parlez du rôle ambivalent de l’image dans la traite, soit pour la justifier, soit pour la dénoncer. Est-ce que cela a eu un vrai impact sur le public de l’époque qui a vu ces images ?

Le problème de la lecture des images est assez complexe. Il y a toute une iconographie un petit peu savante qui était destinée à une élite. Tout le monde n’avait pas accès aux livres, ni à l’iconographie, ni à la peinture, etc. Donc, effectivement, cette iconographie était plutôt réservée à une élite. L’iconographie sur l’esclave a eu deux fonctions. La première, c’était de justifier l’esclavage, en montrant combien les esclaves n’étaient pas des êtres humains. Deuxièmement, l’iconographie a aussi servi à lutter contre l’esclavage, avec les mouvements abolitionnistes qui ont utilisé l’image en montrant toutes les horreurs, tous les sévices qu’ont pu subir les esclaves.

"Men and brothers !!", gravure de S. C. Swain, 1876.

Quelle est la vision de l’homme noir dans la société d’Ancien Régime (fin du XVIe à fin du XVIIIe siècle) ?

La vision de l’Homme noir est assez intéressante. Si vous prenez par exemple l’Égypte ancienne, les hommes noirs, c’étaient les guerriers nubiens, donc leur corps était assez valorisé. Évidemment, ça s’est vraiment dégradé à partir de l’esclavage. C’est lui qui va associer le terme esclave et la couleur noire, et qui va en faire quelque chose de commun. Alors qu’avant, il y a eu d’autres esclaves qui n’étaient pas noirs (en Europe avec les Slaves, par exemple). Il n’y avait pas d’association entre la couleur et le statut d’esclave. C’est vraiment la traite négrière qui va mettre en place ce système.

L’esclave était caricaturé par un "jeu" des représentations et des mises en catégories qui aboutit à un ensemble de sociétés binaires, séparant "civilisés" et "sauvages", "blancs" et "noirs". Or, l’esclavage disparaît, mais on continue à caricaturer l’homme noir, que ce soit l’ancien esclave ou l’autochtone africain. Pourquoi ?

Avant la découverte de l’Amérique par les Européens, il y avait un système de représentation de l’autre qui avait trois pieds. "Nous", les Européens, les Africains qu’on connaissait et les Asiatiques. Quand on a introduit l’esclavage, on est tombé dans un système beaucoup plus binaire, avec les Européens blancs d’un côté et les esclaves noirs de l’autre. Tout le jeu de ces images, c’est toujours d’essayer de montrer qu’il existerait deux sortes d’humanités. L’humanité des Européens, qui serait une bonne humanité, dominante, et une humanité dévaluée, celle des esclaves noirs.

"Bébé jouant du banjo", carte postale éditée par If, 1910-1912.

Tout ce qui n’est pas européen était dévalorisé, comme s’il existait deux humanités. C’est ce qu’on va retrouver dans les zoos humains dont on parle dans le livre. À partir du moment où on met des gens derrière des barrières, qu’on vient les visiter comme on visiterait des animaux dans un zoo. Il est sûr que pour l’inconscient des gens, on est face à quelque chose qui n’est pas un véritable humain. Le véritable humain étant celui qui regarde.

Plus d’esclavage, mais toujours une forme de domination qu’on voit notamment sur la légende de la chromolithographie pour le chocolat Grondard : "Quel est le premier homme du monde ?". Est-ce que ce genre d’image participe à la justification du concept de "mission civilisatrice" de l’occident pour justifier la colonisation ?

La colonisation est un autre chapitre. Effectivement, à partir du moment où on se sent le plus fort, où on est dominateur, on va se lancer dans des conquêtes en usant du droit du plus fort, et on va dominer les autres. On va donc les réduire soit en esclavage, soit en colonisé.

"Les aventures des Pieds-Nickelés", L'Epatant, 1932.

La "mission civilisatrice", celle des Français, n’était pas celle des Anglais, ni des Italiens, des Espagnols ou des Portugais. Mais disons que la "mission civilisatrice" française, était d’arriver, dans un temps assez éloigné, à faire en sorte que les colonisés puissent devenir des citoyens. C’était le discours théorique. La réalité n’était pas tout à fait ça. Parce que les colons, que ce soit en Afrique du Nord, aux Antilles ou ailleurs en Afrique, ne se sentaient pas les équivalents, ni même les égaux, des populations colonisées. Donc déjà, il y a une espèce de dichotomie. De plus, la colonisation passait aussi par les dominations sexuelles.

À partir du moment où l'on est colon, on dispose des territoires, mais aussi des corps. Que ce soit du corps du colonisé que l’on va employer comme travailleur, souvent forcé. Ou, que ce soit du corps des femmes que l’on va utiliser dans le cadre de la sexualité.

Gilles Boëtsch, co-auteur du "Racisme en Images"

Ces images sont-elles aussi présentes dans les Outre-mer au sens actuel du terme ?

Pas tant que ça. Je pense qu’il y aurait des travaux à faire sur les représentations iconographiques de toutes ces sociétés. C’est un message que j’envoie aux chercheurs ultramarins.

L’homme noir n’est plus esclave, et pourtant, on le représente toujours en enfant sur le plan intellectuel, et ce, jusqu’à assez récemment comme on peut le voir dans votre ouvrage. Pourquoi faut-il nécessairement qu’il soit inférieur ?

Il faut qu’il soit inférieur ! Parce que finalement, si on prend la société américaine, elle vit encore, et on le voit aujourd’hui avec Black Lives Matter, sur les séquelles de la période esclavagiste. L’Africain, qui est un esclave aux États-Unis, ne peut pas, d’un seul coup, avoir le même statut que le blanc colonisateur et esclavagiste. Donc, il faut qu’il y ait une différence.

Après la fin de l’esclavage, il y a eu des réminiscences extrêmement fortes dont vous voyez l’exemple sur la couverture. Le Ku Klux Klan était vraiment l’organe raciste absolu pour lutter contre tout droit que pourrait réclamer les anciens esclaves. Ce qui est intéressant sur l’image de couverture, c’est que ce n’est pas le Ku Klux Klan américain, mais le Ku Klux Klan australien. Ça veut dire que le racisme est capable de se répandre comme une épidémie.

Les territoires ultramarins sont pleinement français depuis peu au regard de l’Histoire. L’image joue-t-elle un rôle important pendant la période de la décolonisation ?

Pour tout ce qui est de la décolonisation en règle générale, l’image a joué un rôle important, en montrant par exemple, que les anciennes métropoles restaient des points de repère importants pour les populations nouvellement indépendantes. Le cas des Outre-mer, que ce soit La Réunion, les Antilles, la Polynésie, la Nouvelle-Calédonie… Le statut est différent, parce qu’ils ne sont pas décolonisés, ils ne sont pas indépendants, mais leur statut va changer. Autant avant, ils étaient indigènes, ils étaient colonisés. Autant, ils deviennent sujets et citoyens. Sujets de la République et citoyens de la République. C’est extrêmement important dans le statut et dans l’image. Mais qu’y a-t-il comme image dessus ? Pas beaucoup. Il y a eu des textes, mais peu d’images.

Ce sont bientôt les 30 ans de la mort de Gaston Monnerville. Il a beaucoup été caricaturé parce que noir, tout comme Léon Blum parce que juif, en politique. Pourquoi ne pas avoir fait une partie sur l’image des politiciens ?

Le statut du corps dans toute cette histoire est très important, parce que c’est lui qu’on représente. Si on prend le cas des Juifs, au moment de l’antisémitisme violent, on va les représenter comme des porcs, des blattes, des rats, tous les animaux les plus négatifs et dégoûtants pour l’homme. On les rejette en dehors de l’humanité. Des images de politiques, il y en a un petit peu quand même, l’Affaire Drumont, l’Allemagne nazie, parce que ce sont des symboles forts du racisme. Dans le livre, il y a une caricature dans L’assiette au beurre, qui représente Hégésippe Jean Légétimus qui a été élu député. Dans ce journal qui est pourtant plutôt anarchiste et anticolonialiste, il est représenté avec un gros sac d’argent, indiquant qu’il avait volé son siège. Il y a donc quelques caricatures de politiques, mais c’est vrai qu’il n’y en a pas beaucoup, c’est un choix, on ne pouvait pas tout mettre.

Dans votre conclusion, il est écrit : "Déconstruire, ce n’est pas détruire", et que "l’Histoire se regarde en face". Que pensez-vous de la Statue de Victor Schœlcher qui a été décapitée en Martinique ? Parce qu’une statue décapitée, ça fait aussi une image.

Schœlcher a été décapité parce que je pense qu'il n’était pas un représentant de la communauté des esclaves. C’était quand même un représentant de la communauté des Européens. Cela dit, je suis absolument contre le déboulonnage.

Si on déboulonne, si on détruit les images, après, il n’y aura plus rien, il n'y aura plus de passé. On ne saura même pas qui on a été, ni ce qu’on a fait.

Gilles Boëtsch

Or, je pense que pour les jeunes générations, c’est extrêmement important de pouvoir déconstruire ensemble, et de pouvoir se dire que l'on a un passé commun, qui n’est peut-être pas très glorieux pour nous, mais affrontons-le, regardons-le, essayons de donner du sens et d’expliquer.

Si on détruit les choses, il n’y aura plus rien. La mémoire est quelque chose qui part assez vite. En revanche, l’Histoire reste, et il faut vraiment que tout ça reste dans l’Histoire. C’est pour ça que je ne suis pas pour déboulonner la statue de Colbert. Mais, il faut expliquer qui il a été, ce qu’il a fait, ce qu’est le Code Noir. C’est ça qu’il faut faire, c’est un vrai travail et on explique aux jeunes générations d’où on est parti, où on est arrivé, et comment ça s’est fait. Donc, il faut donner du sens aux choses, surtout, ne pas les faire disparaître.

On ne brûle pas les livres, on ne détruit pas les images et on ne déboulonne pas ses statues. On affronte son passé et son histoire. C’est très important pour les générations à venir et pour nos identités.

Gilles Boëtsch

Il faut qu’on soit dans une logique, et les Outre-mer le savent bien, de vivre ensemble. Il faut qu’on vive ensemble dans les meilleures conditions possibles avec une reconnaissance des uns et des autres, y compris du passé et de l’histoire de chacun.

Pourquoi avoir pris des contributeurs qui sont des personnalités pour votre ouvrage, notamment des ultramarins comme Lilian Thuram et Lucien Jean-Baptiste ?

La décision était la suivante : leur montrer une image qui les a marqués et sur lesquelles ils avaient quelque chose à dire. C’est une démarche assez originale. On ne leur a pas demandé un texte, comme ça. On leur a demandé "Quelle image vous a marqué ?" et on leur a demandé de nous en parler, et ils l’ont fait.

Une image m’a marqué dans l’ouvrage, c’est "L’ouvrier noir Willy Brown, lynché et brûlé par la foule lors des émeutes raciales à Omaha".

Elle est terrible cette image. Mais ce qui est intéressant, c’est que la destruction par le feu d’individus, en l’occurrence de personnes noires, ça se passait quasiment en famille. Quand il y avait un lynchage, il ne faut pas croire que c’était le Ku Klux Klan qui venait pendre les gens la nuit. Ça se faisait en public, il y avait parfois 3 000 personnes, les gens venaient pique-niquer avec les enfants. C’était un spectacle, c’était un show, c’était pour renforcer la domination du groupe blanc, les anciens descendants de propriétaires d’esclaves sur les esclaves qui avaient le toupet et le scandale de devenir des hommes libres.