"L’invention de la langue créole a sauvé les esclaves d’un état de déshumanisation" (Jeanne Wiltord, psychiatre et psychanalyste)

Le 28 octobre est la Journée internationale des langues et des cultures créoles. La psychiatre et psychanalyste martiniquaise Jeanne Wiltord relate son expérience auprès de ses patients et explique comment la violence de l’esclavage s’est exercée aussi sur la langue créole. 
Née en Martinique, Jeanne Wiltord est docteur en psychiatrie et psychanalyste. Membre de l’Association lacanienne internationale, ses recherches portent notamment sur les questions de la langue créole aux Antilles, de l’esclavage, de la colonisation, du racisme, et des dynamiques post-coloniales. Certains de ses travaux sont disponibles ici. Interview.

D’après votre expérience, pourquoi les Antillais sont-ils si réticents utiliser le créole lors des consultations médicales en général, alors qu’ils l’utilisent très fréquemment dans la vie courante pour la plupart?
Jeanne Wiltord :
Mon expérience de psychanalyste concerne pour la très grande majorité de mes patients, des Martiniquais non békés. Les patients que j’ai reçus m’ont beaucoup enseignée. Plusieurs éléments peuvent être évoqués dans la difficulté, qui n’est pas une réticence, à parler créole au cours d’une psychanalyse. Le premier est que parler créole au cours d’une psychanalyse peut renvoyer un adulte à la transgression d’un interdit de parler créole que ses parents lui ont énoncé au cours de son enfance. Surtout dans les milieux de la bourgeoisie et de la petite bourgeoisie, mais pas seulement, s’entend toujours en Martinique et aussi en Guadeloupe « Mwen pa lé ou palé kréyol, ou mwen pa vlé ou palé kréyol isidan » ("je ne veux pas que tu parles créole").
Au-delà de la diglossie sociale français-créole, il faut aussi prendre en compte qu’elle est dite « langue malélevé », ce qui est à entendre comme langue qui a des connotations sexuelles. « Parler », dans la relation de transfert que met en place une psychanalyse, mobilise des désirs inconscients inaudibles dans notre parole sociale. À partir de l’embarras, voire de l’angoisse, à utiliser le créole au cours d’une psychanalyse, j’ai pu entendre que cette angoisse venait de ce que cette langue était dite  « trop proche, trop immédiate ». Cela m’a fait interroger ce qui dans la structure même de cette langue renvoyait à ce qui ne nous est pas accessible et dont nous nous protégeons en parlant. J’en suis arrivée à une hypothèse où cette langue maintiendrait un rapport précoce et ressenti comme violent, au corps de la mère. Ne pas parler créole au cours d’une psychanalyse serait une sorte de « siyak » ("détour", en créole, ndlr) pour tenter d’esquiver l’angoisse que fait surgir une expérience qui peut s’éprouver sans que ce soit dicible dans la toute petite enfance, la proximité du corps de la mère. La psychanalyse appelle cet éprouvé indicible, jouissance (à ne pas confondre avec le plaisir).

Parler créole au cours d’une psychanalyse peut renvoyer un adulte à la transgression d’un interdit de parler créole que ses parents lui ont énoncé au cours de son enfance.


En psychiatrie ou lors d’une psychanalyse, l’usage de la langue maternelle – en l’occurrence le créole pour de nombreuses personnes – ne facilite-t-elle pas mieux la libération de la parole du malade ?
Les conditions de création de la langue créole dans la violence déstructurante de la colonisation esclavagiste l’ont marquée, telle qu’elle est parlée actuellement, de traits qui ne facilitent pas la parole dans une psychanalyse. Une remarque me paraît aussi importante. « Péla », « on ne demande pas » et bien d’autres interdits, portent sur l’usage même de la parole dans l’éducation des enfants et aussi dans les relations sociales aux Antilles. Le colloque Pawol pani koulè (la parole n’a pas de couleur, ndlr) organisé par l’Association lacanienne internationale - Antilles (en cours de publication) a été d’un apport très riche sur cette question. Ceci dit, je n’ai jamais entendu un Antillais parlant français sans qu’une oreille attentive ne puisse entendre certaines tournures du créole dans le français parlé.

Quelle est votre sentiment sur la place de la langue créole aux Antilles actuellement ?
Vous savez que les sentiments, les positions idéologiques introduisent des éléments subjectifs qui sont la cause de flambées imaginaires qui troublent la réflexion et l’analyse  des problèmes. Ce n’est donc pas à partir de mes sentiments que je réponds à vos questions. Le professeur Jean Bernabé qui a fondé le GEREC-F (Groupe d'Études et de Recherches en Espace Créolophone et Francophone, ndlr) à l’ex-université  des Antilles et de la Guyane, a participé aux séminaires de psychanalyse que nous avons organisés en Martinique. Son apport a été inestimable pour notre réflexion de psychanalyste et sa mort est pour nous une réelle perte. À l’un de nos derniers séminaires, il soulignait que la diffusion actuelle du créole dans des domaines où il n’était pas parlé auparavant s’accompagnait d’une « décréolisation » de cette langue.

La colonisation esclavagiste racialisée a eu un effet traumatique collectif en ce que la violence de cet esclavage, lié à la première mondialisation du capitalisme, s’est exercée sur les corps et sur les langues parlées par les esclaves.


Concernant la question de l’esclavage d’un point de vue psychiatrique, peut-on parler d’un traumatisme qui se transmettrait de génération en génération selon vous ? Quelle est la place du créole dans cette configuration ?
La question du traumatisme psychique est en effet une question énorme qu’il est nécessaire de prendre en compte pour éclairer la lecture des sociétés des Antilles. Je l’ai abordée dans la conférence que j’ai faite au Cénacle à Fort-de-France, à la suite des évènements sociaux de 2009 : « Les békés maîtres et pères ? ». Béké serait l’imaginaire de la blessure innommable léguée par la colonisation esclavagiste racialisée, que j’appelle CER, aux Antilles. Je vais essayer de vous dire en quelques mots des choses qui font appel à des références psychanalytiques qui ne sont bien sûr pas habituelles. 
La colonisation esclavagiste racialisée a eu un effet traumatique collectif en ce que la violence de cet esclavage lié à la première mondialisation du capitalisme, s’est exercée sur les corps et sur les langues parlées par les esclaves. Je parle de traumatisme qui désorganise la subjectivité inconsciente des êtres qui parlent. Pour le dire rapidement, les Africains réduits en esclavage et transbordés aux Antilles se sont trouvés confrontés à une expérience de violence déshumanisante, parce qu’elle a détruit les langues qu’ils parlaient, et parler est une activité symbolique qui nous spécifie comme être humains. Edouard Glissant a appelé ceux du transbord, les « migrants nus ». « Nus » parce que – c’est mon interprétation - dépossédés, privés de leurs langues, ils ont été confrontés non pas à la réalité, mais à un réel nu, sans mots pour le nommer.
Il faut bien comprendre que le traumatisme renvoie à une expérience d’effroi, d’angoisse extrême, qui se produit hors du champ de la parole et du langage. C’est une rencontre soudaine, brutale, qu’aucune parole n’a préparée, qui fait effraction dans le système symbolique qui fonctionne pour les êtres qui parlent, comme un filtre au réel. Cette expérience les a laissés dans un état de sidération psychique face à un réel dénudé du symbolique. Seuls les a sauvés de cet état de déshumanisation, l’imaginaire et l’invention de la langue créole, système symbolique qui s’est structuré dans l’urgence et dans la violence de la rencontre des parlers français des colons et de ce qui restait aux esclaves des langues qu’ils parlaient en Afrique.
Le traumatisme est une blessure psychique qui ne se transmet pas par une inscription symbolique inconsciente, mais par des poussées pulsionnelles qui poussent à la répétition en acte sans pouvoir dire, nommer la souffrance. Cela se traduit par l’incapacité à entretenir un débat, l’impossibilité à régler un conflit par la parole mais par la violence physique, les coups, des passages à l’acte souvent meurtriers. Il laisse dans l’incapacité de soutenir un désir en son nom. C’est pourquoi les mots sont nécessaires - travail de recherches des historiens, recherches généalogiques et apport du travail psychanalytique - pour sortir la blessure du traumatisme, de la fixité de la répétition. C’est la seule issue à la fixité du traumatisme.