Jacques Chirac et les cultures autochtones : le goût de l'autre

Jacques Chirac lors de l'inauguration du musée Quai Branly le 20 juin 2006
Alors que les obsèques de l'ancien chef de l'Etat se déroulent ce lundi 30 septembre, retour sur sa passion pour les cultures autochtones et leurs arts jadis qualifiés de primitifs. 
C’était sans doute l’un des aspects les plus sympathiques de sa personnalité : sa passion pour les cultures autochtones et leurs arts jadis qualifiés de primitifs. Elle ne l’empêchait de colporter des préjugés racistes à des fins bassement électorales. On se souvient de la phrase sur « le bruit et l’odeur » des immigrés, lâchée au cours d’un meeting à Orléans. Mais tout au long de ses mandats présidentiels, il s’est évertué à hisser les œuvres des peuples autochtones au plus haut rang des réalisations humaines, et sa stature politique ne l’a pas mis à l’abri des sourires condescendants qui accompagnent souvent ce genre d’engouement.


Un jardin secret

Il en avait donc fait son jardin secret, jusqu’à ce qu’un beau jour de février 1994, à l’occasion d’une exposition au Petit Palais sur les Indiens Taïnos, il fasse son coming out. Ce jour-là, celui qui n’est encore que maire de Paris, au plus bas dans les sondages, se transforme en guide-conférencier. Il explique sur un ton à la fois docte et pince-sans-rire l’usage de spatules vomitives et de substances hallucinogènes dans les rituels shamaniques de ces Amérindiens des îles Caraïbes.

Un peu plus loin, il décrit avec une précision d’archéologue des pièces trigonolithiques représentant des idoles : « Ces pièces à trois pointes indiquent très clairement le ventre et le sexe de la femme, les cuisses écartées, et la pointe du haut, le sexe de l’homme, c’est à dire un symbole de fécondité », explique-t-il à un public ébahi.
 

Un masque japonais 

Dorénavant, sa marionnette dans les Guignols de l’Info sur Canal + n’apparaîtra plus en survêtement, une canette de bière à la main, mais en Grand chef indien. Bien plus tard, un masque japonais issu du théâtre Nô sera exhumé des réserves d’un musée de Toulouse, et son incroyable ressemblance avec la caricature de Jacques Chirac fera un tabac sur internet. L’amoureux des peuples lointains a donc un double exotique ! Cette pièce sera exposée en 2016 au Musée des arts premiers du quai Branly, lors d’une exposition consacrée à l’ancien Président.

Le MQB, héritage de Jacques Chirac

Ce musée parisien, paquebot multicolore de l’architecte Jean Nouvel posé sur les rives de la Seine, inscrit désormais l’héritage de Jacques Chirac dans le paysage de la capitale. Cet  espace, destiné à mettre en valeur les œuvres des civilisations extra-européennes, il le voyait comme un hommage unique à toutes ces cultures disparues, oubliées, et trop souvent méprisées. Lors de son inauguration en juin 2006, il définissait ainsi la place que ce musée devrait occuper dans l’univers culturel :

En montrant qu'il existe d'autres manières d'agir et de penser, d'autres relations entre les êtres, d'autres rapports au monde, le musée du Quai Branly proclame qu'aucun peuple, aucune nation, aucune civilisation n'épuise, ni ne résume le génie humain. Et c'est seulement dans leurs expressions toujours renouvelées que s'entrevoit l'universel qui nous rassemble.

- Jacques Chirac, juin 2006, lors de l'inauguration du MQB


Une profession de foi qui ne lui évitera pas certaines critiques, surtout aux Etats-Unis où l’ex chef d’Etat français était peu apprécié depuis sa prise de position en 2003 contre l’aventure militaire en Irak. Sur son site internet, le magazine Art News parlera de l’« ouverture controversée », d’un musée aux « relents de colonialisme et d’impérialisme ».
 

"Héritage colonial"?

Pour certains, il véhicule en effet l’image de continents sauvages, exubérants et primitifs. De plus, ce musée abrite la majeure partie des oeuvres d’art africain détenues dans les collections publiques françaises, et cet héritage colonial fait polémique, depuis qu’Emmanuel Macron a ouvert le débat sur la restitution des biens culturels provenant des anciennes possessions françaises.
Jacques Chirac et Rigoberta Menchu, le 20 juin 2006, lors de l'inauguration du MQB

La passion de Jacques Chirac pour les cultures non occidentales allait parfois bien au-delà d’un simple attachement de collectionneur et il semblait parfois vivre cet art dans sa dimension mystique. Le jour de l’inauguration du musée, devant un buste maya, il demanda à Rigoberta Menchu, sur un ton très sérieux, si elle ressentait toujours de l’énergie en présence de cette divinité. Nul ne sait s’il plaisantait ou s’il était sincère, mais l’Indienne guatémaltèque, prix Nobel de la Paix, lui répondit un « oui » qui se voulait convainquant.
Jacques Chirac lors de l'inauguration du Musée du Quai Branly rencontre des autorités coutumières du Vanuatu, le chef Laukalbi de l'île de Tanna et son neveu Jerry Napat
 

Une idée née...à l'île Maurice

Le projet d’un musée rassemblant des œuvres culturelles non occidentales remonte à une rencontre fortuite, l’été 1992, sur une plage de l’île Maurice. Jacques Kerchache, grand collectionneur, spécialiste des arts premiers, se permet de troubler le repos de l’homme politique, assis sur un transat à quelques pas de lui. Il lui fait part de son étonnement lorsqu’il a vu en photo l’ouvrage qu’il a coécrit sur l’art africain, posé bien en évidence sur le bureau du maire de Paris. – C’était pour la mise en scène ou vous vous y intéressez vraiment ?, lui demande-t-il. – Votre livre, je l’ai lu au moins trois fois, lui répond Jacques Chirac. L’anecdote est rapportée par Germain Viatte, directeur du projet muséologique du quai Branly jusqu’à sa création.
 

Une amitié indéfectible

De cette rencontre naît d’abord une amitié indéfectible. Jacques Kerchache explique son combat pour faire entrer les cultures non occidentales au Louvre. Jacques Chirac, convaincu qu’il n’existe pas plus de hiérarchie entre les arts qu’entre les peuples, approuve à 100%. De retour à Paris, le collectionneur et le politique, main dans la main, mettent en chantier un certain nombre de projets, d’abord l’exposition du Petit Palais sur les Taïnos, puis à partir de l’élection de Jacques Chirac à la Présidence en 1995, l’ouverture d’une section au musée du Louvre consacrée aux arts d’Afrique, d’Asie, d’Amérique et d’Océanie, jusqu’à la création du musée du quai Branly.
 

Une passion de lycéen

L’origine de cette admiration pour les arts premiers ? Dans ses Mémoires,  Jacques Chirac raconte que, lycéen, il séchait les cours pour passer des après-midi entières dans les salles du musée Guimet des arts asiatiques. Devant des statuaires bouddhiques, il méditait sur l’éveil de Siddharta et s’imprégnait du « génie de civilisations majestueuses ». Il songea même à se convertir à l’hindouisme.
           
Devenu une personnalité politique, sa passion secrète n’était connue que de ceux qui pénétraient dans son bureau et découvraient alors quantité de statuettes africaines, de coupes anthropomorphes et de fétiches. « Tristes tropiques », le livre de Claude Lévy Strauss dans lequel le grand ethnologue mêle impressions de voyages et réflexions philosophiques sur les civilisations non occidentales, faisait partie de ses livres de chevet.

Jacques Chirac s’était également lié d’amitié avec l’ethnologue Jean Malaurie, le fondateur de la collection Terres humaines, qui l’a initié au monde inuit. Selon Stéphane Martin, qui dirige actuellement le musée du quai Branly, l’ancien Président était particulièrement pointu sur le monde arctique, le Congo et le Nigeria.


Ambiguité politique

Mais cet intérêt pour les peuples autochtones n’était pas dénué d’ambiguité politique. D’abord, celui qui relancera les essais nucléaires dans le Pacifique ne partageait certainement pas leurs conceptions de la Nature. D’autre part, sa défense des droits des peuples indigènes s’arrêtait aux limites du territoire français.

Lorsqu’il se rend au Canada en 1999 pour un sommet de la Francophonie, il est le premier chef d’Etat à rendre visite aux Inuits du Nunavut, qui viennent d’obtenir leur autonomie. Devant une assemblée de leaders amérindiens, il n’hésite pas à saluer ce processus d’autodétermination. « Ce souhait des Inuit d’être enfin reconnus, de maîtriser leur destin, de garder leur culture, nous français nous le comprenons, et nous le soutenons », déclare-t-il. Pourtant, même sous son mandat, la France n’a pas signé la Convention 169 de l’Organisation Internationale du Travail, qui consacre les droits des peuples indigènes, et refuse toujours de le faire.
 

Avec les peuples amérindiens

En 1996, le Président Chirac organise une grande rencontre avec les peuples amérindiens. Des représentants de 150 communautés sont accueillis en France et invités à l’Assemblée nationale ainsi qu’au palais de l’Elysée. Une cérémonie est même organisée pour apaiser les esprits des Indiens de Guyane envoyés près d’un siècle plus tôt à l’Exposition universelle, exhibés comme des bêtes de foire au Jardin d’Acclimatation et jamais revenus chez eux.
Jean-Claude Monod, directeur à l’époque de l’ONG Survival France, relate dans un article le malaise qui s’est emparé alors d’une partie des participants. « Le document de présentation de la rencontre, écrit-il, insistait sur le fait qu’elle devait revêtir un « caractère strictement culturel », traduisant l’embarras des organisateurs concernant la reconnaissance politique des droits des peuples autochtones ».

Léon Bertrand, député RPR de Guyane et un des initiateurs de l’événement, révèle même au cours d’un point de presse les vrais objectifs de cette rencontre : selon lui, il s’agit de faire en sorte qu’en reconnaissant culturellement ces communautés, on fasse cesser les revendications politiques « agressives » de certaines d’entre elles. Cette « agressivité », il l’attribue alors à l’accroissement des contacts entre les organisations amérindiennes de Guyane et d’autres organisations indigènes d’Amérique latine. Les représentants de certaines communautés de Panama, de Colombie et d’Equateur, ne manqueront pas de manifester leur déception au cours d’une conférence commune organisée en marge de la rencontre.

Jusqu’où allait ce goût de l’Autre ? Jacques Chirac était un défenseur du multiculturalisme et l’avait montré, à travers notamment le projet de faire de la chaîne France Ô le reflet de la diversité culturelle française. Avait-il évolué vers une conception plus politique du droit à la différence ? L’ancien Président n’a pas dévoilé tous ses secrets, et il emporte ses contradictions dans le monde des esprits, où il est allé rejoindre ses frères Inuits.