Penser l’errance et le rire en pays créoles des Antilles. Judicieuses et vastes problématiques pour des populations qui ont été initialement déportées, mises en esclavage et qui continuent de parcourir le monde au gré de migrations diverses, plus ou moins volontaires dans le cas de la Guadeloupe et de la Martinique, ou forcées par les événements (catastrophes naturelles, coups d’état, violence et misère endémiques) dans le cas d’Haïti.
Dans ce recueil de nouvelles et d’essais, dont certains en version bilingue français-créole, quatorze autrices et auteurs antillais portent des interrogations fondamentales, souvent inspirées de leurs propres itinéraires d’écrivains voyageurs. Dans la préface, le coordonnateur du livre, le professeur Ralph Ludwig, souligne la réalité de l’éloignement fréquent et de la fluctuation des auteurs, ainsi que le fait de la globalisation, qui "soulève maintes questions supplémentaires quant à l’appréhension de la culture antillaise et de ses rapports avec d’autres cultures du Tout-Monde".
Que sont les Antilles aujourd’hui ? Que signifie "être Antillaise / Antillais", ou encore être "d’origine antillaise" ? L’auteur s’assigne-t-il ainsi à une fausse catégorie littéraire, face à la littérature mondiale ?
A ces questions légitimes, les écrivains répondent de diverses manières, que ce soit par le biais de la fiction et du conte dans les nouvelles, ou encore par l’analyse et la critique dans leurs essais. Ainsi, parlant de l’errance, la romancière martiniquaise Mérine Céco (Corinne Mencé-Caster à la ville, professeur à la Sorbonne) rappelle son imaginaire presque exclusivement masculin, et la stigmatisation de l’errance des femmes, obligées de la vivre dans le "détour". Faisant appel à la langue créole, elle évoque les termes drivé/drivayè comme formes d’aménagement en contexte d’insularité : "La permanence d’une sorte de mobilité imaginée, comme une réponse à la contrainte de la clôture d’une île et de l’ordre colonial", écrit-elle.
Toujours sur le thème de l’errance, prenant souvent en exemple le cas de ses compatriotes, l’écrivain haïtien Lyonel Trouillot parle des "vérités simples" dont on ferait bien de se rappeler en ces temps de conflits sur la planète.
La plupart de ceux qui partent s’installer ailleurs ne le font pas de gaîté de cœur. C’est une injustice locale qui les chasse vers d’autres lieux de ce vaste système d’injustices qui fait le monde. (…) Aujourd’hui encore, seuls les riches ont les moyens d’être des flâneurs. Les pauvres sont perçus comme des rôdeurs, et la solution proposée par les riches est de les mettre au travail à vil prix ou de les renvoyer chez eux.
Lyonel Trouillot (romancier haïtien)
Enfin, concernant le rire, l’écrivain martiniquais Raphaël Confiant en rappelle l’histoire locale dans le chapitre "Rire et dérire en pays créole", revenant à l’enfer de la plantation où "ni les esclaves ni leurs maîtres n’étaient enclin à faire des traits d’esprits", jusqu’au "rire agricole" du siècle dernier et au rire Banania tout à la fois "masque, colère, désespoir, fatalisme autant que dérision". Mais ce rire pouvait se transformer également en arme et parade.
En écho, la Martiniquaise Gaël Octavia revient au système esclavagiste de l’Habitation. Riait-on dans cet espace à engendrer encore plus d’êtres condamnés par avance au travail servile ? Et les "maîtres", dans tout ça ? "Les dominants ne savent pas rire. Ils sont exclus du rire, s’en sont exclus eux-mêmes, occupant les mêmes maisons, habitants ultimes de l’Habitation, comme une prison dont ils auraient la clé tout en renâclant à s’en servir."
► "L’Errance et le Rire. Un nouveau souffle de la littérature antillaise" (sous la direction de Ralph Ludwig). Contributions de Mélissa Béralus, Mérine Céco, Raphaël Confiant, Louis-Philippe Dalembert, Jean D’Amérique, Miguel Duplan, Frankito, Gaël Octavia, Néhémy Pierre-Dahomey, Gisèle Pineau, Hector Poullet, Christian Séranot, Lyonel Trouillot, Gary Victor. Postface de Kaouther Adimi – éditions Gallimard, 336 pages, 8,70 euros.