"L’opération Wuambushu peut être un succès ou un échec" selon Fahad Idaroussi Tsimanda, chercheur au LAGAM

Bidonville à Koungou (Mayotte)
Une vaste opération anti-migrants est prévue dans les prochains jours après la fin du Ramadan à Mayotte avec pour objectif l'expulsion d'étrangers en situation irrégulière vers l'île comorienne d'Anjouan. Outre-mer la 1ère a demandé son avis sur cette opération controversée à un chercheur originaire de Mayotte.

L'opération "Wuambushu" (reprise ou reconquête en shimahorais) lancée par le ministre de l'Intérieur et des Outre-mer, Gérald Darmanin vise à déloger les migrants illégaux des bidonvilles de Mayotte, dont la plupart sont comoriens, pour les expulser vers Anjouan, l’île comorienne la plus proche. Selon l’AFP, l’opération a été approuvée en février par Emmanuel Macron et devrait avoir lieu dans les prochains jours. 

Outre-mer la 1ère : Fahad Idaroussi Tsimanda, vous êtes docteur en géographie, chercheur au LAGAM (laboratoire de géographie et d’aménagement de Montpellier). Vous êtes vous-même Mahorais. Vos parents, vos proches sont sur l’île. Est-ce que sur place, il y a des signes qui montrent que l’opération Wuambushu va bientôt avoir lieu ?

Fahad Idaroussi Tsimanda : Oui, l’opération aura lieu, même si elle n’a pas été confirmée par un communiqué officiel du ministère de l’Intérieur. D’après les personnes sur place, il y a plusieurs militaires et policiers qui sont arrivés sur l’île depuis plusieurs jours. Hier, un avion affrété par Air austral a été dérouté sur l’île de la Réunion et a atterri en pleine journée à Mayotte, contenant du personnel de l’Hexagone. Sur le port de Longoni, on a pu voir quelques véhicules de gendarmes et de police nouveaux stationnés qui seront probablement déployés pour l’opération.

Ma famille ne vit pas dans le secteur de Mamoudzou qui est particulièrement ciblée par ses actions de décasage, mais habite au Nord-Ouest de l’île.

Vous avez longtemps vécu à Mayotte, vous y revenez régulièrement, vous travaillez en ce moment sur votre thèse intitulé « Vulnérabilité différentielle des migrants à Mayotte ». Est-ce que vous trouvez que pour les Mahorais, la vie est devenue invivable ? Est-ce qu’il y a autant d’insécurité que le disent certains parlementaires de Mayotte ainsi que le ministre des Outre-mer pour justifier l’opération Wuambushu ?

Je suis en métropole depuis dix ans pour poursuivre mes études. J’ai passé mon bac à Mayotte. Mais je reviens souvent et en aout 2018 par exemple, j’ai été victime de coupeurs de route. On rentrait de la plage avec des amis pendant la nuit à 18h30. C’était au nord de l’ile, à un endroit qu’on pensait tranquille. Nous étions quatre amis, une fille et trois garçons. Ils nous ont ligotés. Ils nous ont pris tous nos biens et nous ont menacés de mort. Quand ils ont eu ce qu’ils voulaient, ils nous ont libérés. Plusieurs heures plus tard, à 23h, sur la plage de Fassni mena entre Mliha Chanfi et Tanakari, il y avait plusieurs groupes qui campaient là-bas et qui se sont faits agresser. Parmi ces personnes, l’une d’entre elles a été victime d’un coup de couteau et a eu plusieurs points de suture. 

En 2021, dans la commune de Mamoudzou alors que je rentrais d’une mission de terrain dans le cadre de ma thèse, il y avait un barrage en feu dans le village de Vahibé. Je me suis arrêté à plusieurs mètres, j’ai verrouillé les portes du véhicule. Je suis resté là sur mon téléphone. Quelques minutes après, plusieurs groupes de jeunes et de moins jeunes avec des armes blanches m’ont entouré et demandé de baisser la vitre. J’ai refusé d’ouvrir la fenêtre. Pris de panique, j’ai songé à foncer dans le barrage. C’était impossible et trop dangereux. J’ai essayé de faire demi-tour. Dans l’action, ils ont cassé la vitre avec une bouteille d’alcool. Ils ont tapé sur la voiture. J’ai quand même réussi à faire marche arrière sur plusieurs mètres et j’ai pu faire demi-tour. Je me suis enfui. Comme c’était une voiture de location, j’ai perdu pas mal d’argent.

Je n’ai jamais vécu ça en métropole. Dieu merci ! Ici je peux circuler, à Montpellier, avec mes affaires, mes écouteurs, mon téléphone. Je n’ai jamais été victime de vols ou d’agression. A Mayotte, on entendait parler de coupeurs de route, mais moi je pensais que jamais ça n’allait m’arriver. Une fois sur place, on se rend compte que le phénomène existe à Mayotte et il faut le dire.

Comment et pourquoi assiste-t-on à autant d’actes de violence à Mayotte ?   

Sincèrement, moi qui ai grandi à Mayotte, j’ai vu un grand changement, voire un bouleversement. Il y a un peu plus de dix ans, on pouvait circuler sur l’île durant la nuit. On pouvait aller dormir sur les plages en faisant des barbecues entre amis. Depuis la départementalisation de l’île en 2011, nous avons assisté à une apparition de la violence sur l’île. Ces faits-là sont souvent imputables à des personnes étrangères sans repère dont les parents ont été expulsés de Mayotte ou d’autres arrivés à Mayotte qui n’ont pas grand-chose d’autre à faire que de semer le trouble. Ce sont fréquemment des personnes en situation d’extrême pauvreté, mais cela ne justifie pas de s’adonner à ce genre d’activité. Les Mahorais de manière générale ne sont pas riches. Il y a plusieurs années, on arrivait à vivre en harmonie. Les maisons n’étaient pas barricadées. Les gens pouvaient dormir sans avoir la crainte d’être volés dans la nuit. Il y a aussi la haine de Mayotte et des Mahorais. Aux Comores, on revendique Mayotte et certains ne souhaitent pas le développement de l’île.

Est-ce que vous pensez que l’opération Wuambushu, c'est-à-dire je le rappelle, le délogement puis l’expulsion de plusieurs milliers de migrants vers les Comores, est de nature à résoudre rapidement les problèmes d’insécurité qui empoisonnent la vie des Mahorais ?

Il y aura des conséquences sur le plan social et économique. Cela va accentuer la vulnérabilité de certaines personnes. D’autres vont être davantage marginalisées. À Mayotte, on est victime d’un retard structurel, d’un manque de bâtis pour accueillir des personnes en situation irrégulière. Mais si on est amené aujourd’hui dans le cadre de l’opération à détruire des bidonvilles et que le gouvernement comorien ferme ses frontières, il sera impossible de reconduire les personnes en situation irrégulière. Il sera également impossible de les garder ad vitam æternam dans des centres de rétention. Donc, il faudra les libérer. Or, on aura détruit leurs bidonvilles. Ces personnes-là devront s’installer ailleurs. Ainsi ça risque d’aggraver la situation. Je suppose que la France en tant que puissance internationale a le levier pour faire plier le gouvernement comorien.

Dans le cadre de mes recherches, j’ai mené des missions, des enquêtes, des entretiens dans les bidonvilles. Les conditions de vie dans ces zones-là ne sont pas dignes. Les familles vivent à plusieurs dans des cases en tôle de dix mètres carrés en moyenne. Pendant la journée, entre 10h et 15h, la chaleur est insoutenable dans ces constructions. Dans ces zones-là, les familles mettent plusieurs minutes à aller chercher de l’eau à des bornes. De ce fait, d’un côté, cette opération doit avoir lieu, car ce sont des terrains privés ou publics qui doivent retourner à leurs propriétaires ou servir à l’intérêt général. En plus, il y a des risques sanitaires et imminents de glissement de terrain. En 2018, dans le bidonville de Koungou, une mère et ses quatre enfants ont été ensevelis dans leur case. Il faut détruire ces zones-là qui, en plus, servent de cachette aux bandits.

En fait, l’opération peut se faire avec succès si le gouvernement comorien décide de coopérer. S’il refuse d’accueillir sur son territoire sa population étrangère en situation irrégulière, cette opération est vouée à l’échec.