Il y a 284 ans, un navire négrier dénommé le Leusden sombrait au large de la Guyane. A son bord 664 esclaves enfermés dans la cale périssaient en mer. 72 membres de l’équipage et 16 captifs épargnés par les marins étaient parvenus à quitter le navire.
Des centaines de captifs ont été abandonnés sciemment à leur sort. Une catastrophe et un crime sans précédent. A partir de 2012, des historiens et des scientifiques ont commencé à chercher l’épave du Leusden. Pour l’instant sans succès. Un docu-fiction réalisé par Guy Deslauriers écrit par Patrick Chamoiseau et Laetitia Fernandez est en court de tournage. Interview de la co-auteure Laetitia Fernandez.
Outre-mer la 1ère : Qui sont les artisans de la redécouverte de l’histoire du Leusden ?
Laetitia Fernandez : Le premier archéologue qui s’est intéressé au Leusden se nomme Jerzy Gawronski. Ce Hollandais avait assisté en 2012 à la soutenance de thèse de son ami Léo Balai sur l’histoire de ce naufrage. Leo Balai est un historien surinamien spécialiste de l’esclavage qui vit à Amsterdam. Tous les deux, Jerzy et Léo, avaient commencé en 2013 sans argent à chercher la trace du Leusden au Surinam. Ils avaient rencontré les autorités locales pour les convaincre de participer à une mission d’envergure afin de trouver le navire. Ils ont commencé leurs recherches à Galibi sur les bords du Maroni. Grâce à un magnétomètre, ils sont arrivés à la conclusion que le bateau s’était échoué plus à l’est, de l’autre côté de l’estuaire du Maroni. Donc en Guyane française ! Ils ont aussi recoupé des cartes anciennes marines de l’époque hollandaises et françaises avec des cartes marines contemporaines.
Où en sont les recherches du Leusden, ce navire négrier qui a fait naufrage au large de la Guyane en 1737 ?
En novembre 2021, nous avons filmé la deuxième mission conjointe franco-hollandaise de scientifiques sous la houlette de Michel Lhour. Cet archéologue s’est passionné pour cette histoire. En 2019, l’équipe de Michel Lhour et du DRASSM (Département des recherches archéologiques subaquatiques et sous-marines de Marseille) avaient repéré grâce à un magnétomètre deux anomalies significatives. Ces perturbations du champ magnétique proviennent de la présence de fer. Les chercheurs avaient identifié du fer dans les fonds marins qui permet d’attester la présence du Leusden. Entre les canons, les ancres et les fers des esclaves, le navire avait une masse ferreuse de 12 tonnes.
Toute l’équipe franco-hollandaise est donc revenue en novembre 2021 en Guyane à Mana. Une zone de 20 km2 a été délimitée au large, à 7 km du littoral, entre Awala-Yalimapo et Mana. L’objectif était de repérer de nouvelles anomalies en quadrillant toute la zone avec le magnétomètre embarqué sur un drone. Une nouvelle anomalie a été détectée confirmant la zone du naufrage, selon les scientifiques. Ensuite les plongeurs sont descendus avec des fers à béton pour traverser les couches de sédiments (vase et sables) afin de toucher l’anomalie. Les eaux dans lesquels les plongeurs évoluaient étaient opaques et agitées, sans aucune visibilité. Les conditions climatiques étaient telles que les trois semaines de recherche ont été insuffisantes pour trouver le Leusden. Les chercheurs envisagent une nouvelle expédition dès que possible. Il leur faut trouver un financement pour rester plus longtemps et avec du matériel adéquat.
Quand et dans quelles circonstances le Leusden, ce navire négrier hollandais, a-t-il fait naufrage ?
En novembre 1737, le Leusden a quitté Elmida, le comptoir de la Côte de l’Or (le Ghana actuel en Afrique) pour une dixième traversée. Le navire avait environ 700 captifs à son bord. Il avait passé des mois à errer sur les côtes africaines entre Accra et Elmida, de mai à novembre 1737. Il avait du mal à s’approvisionner en captifs. Les Hollandais n’avaient pas bonne réputation, ils payaient mal et échangeaient des marchandises de piètre qualité. Par ailleurs, le navire était en très mauvais état. Le capitaine hollandais du Leusden mort en novembre 1737 a été remplacé par un Suédois. Malgré tout, la traversée s’est particulièrement bien passée. Pas d’acte de piraterie ni de tentative de mutinerie, ni d’épidémie. Vingt captifs sont morts pendant la traversée.
Quand le navire est arrivé au large de la Guyane, le 30 décembre 1737, il a longé les îles du Salut. C’est à proximité de l’île du Diable que tout a basculé, le vent s’est levé. Une tempête et un brouillard ont empêché le capitaine de distinguer les côtes. Il pensait être arrivé dans l’estuaire de la rivière Surinam qui mène à Paramaribo, là où devaient débarquer les captifs vendus comme esclaves sur les plantations du Surinam. Mais il ne voyait rien. Quand enfin, l’équipage a pu y voir quelque chose, ils se sont rendus compte qu’ils étaient dans l’estuaire du Maroni. Le capitaine a envoyé le troisième officier en repérage à bord d’une chaloupe. En attendant son retour, l’équipage a tenté de se dégager des bancs de sable, mais avec des vents de plus en plus violents et de l’eau qui commençait à s’infiltrer dans le bateau, la situation devenait compliquée.
C’est à ce moment-là qu’un petit groupe de captifs est monté pour prendre l’unique repas du jour vers 16h et ont du regagner la cale. Les archives ne nous disent pas s’il y a eu une tentative de mutinerie. On peut tout imaginer à ce moment-là. Deuxième acte de la tragédie : le bateau a buté sur des bancs de sable en tentant de regagner le large. N’y parvenant pas, il a commencé à s’enfoncer dans l’eau. C’est à ce moment-là, quand ils comprennent qu’ils n’arriveront pas à regagner la haute mer que l’équipage a décidé de clouer les écoutilles de la cale et de condamner les 664 captifs à la noyade. Aucune chance ne leur a été donnée d’échapper à leur sort, à la noyade, alors que le Leusden était tout près de la côte. Pendant toute la nuit qui va suivre, le bateau s’est enfoncé. On peut imaginer la lente agonie des captifs prisonniers de la cale.
On sait que 16 captifs dont trois femmes, ont été épargnés, ils étaient probablement sur le pont au moment du drame occupés à essayer de sauver le bateau. Les 72 membres d’équipage ainsi que les 16 captifs épargnés sont montés à bord de deux chaloupes et ont quitté le navire et abandonné à leur sort les captifs. Les marins ont pris soin d’emporter avec eux un coffre contenant 23 kilos d’or qu’ils devaient rapporter à la couronne danoise. La tragédie va être passée sous silence en Hollande et dans le monde. Seul un préjudice sera évoqué pour la compagnie néerlandaise des Indes occidentales. Le fait qu’il y ait très peu d’abolitionnistes en Hollande, contrairement à la France et à l’Angleterre a sûrement contribué au silence, puis à l’oubli. Il aura fallu attendre près de trois siècles, le travail de Léo Balai, historien d’origine surinamienne et vivant à Amsterdam, pour exhumer cette histoire.
Quelles sont les sources qui permettent de connaître l’histoire du naufrage du Leusden ?
Généralement dans une histoire de naufrage, il y a un journal de bord du capitaine ou un document rédigé par ses soins qui rend compte du naufrage. Là rien. Le seul document que l’historien Léo Balai a pu retrouver dans les archives est une déclaration rédigée par les membres de l’équipage, les marins à la suite d’une commission d’enquête à Paramaribo au Surinam. L’autre source, ce sont les échanges de lettres entre les marins et la compagnie néerlandaise des indes occidentales pour obtenir une indemnité (10% de la valeur de l’or qu’ils ont sauvé). C’est vraiment le comble du cynisme. Même après le drame, on continue à se préoccuper d’argent et à passer sous silence la tragédie humaine. Tout le cynisme de la traite négrière est contenu dans cette revendication
Dans les journaux de l’époque, il y a juste un entrefilet qui mentionne le naufrage, mais on ne dit rien du massacre, des 664 captifs qui ont été enfermés dans la cale et qui ont été condamnés à la noyade. On évoque juste le préjudice subie par la compagnie.
Qu’est-ce que l’on sait de l’équipage qui a survécu au naufrage ?
On sait juste qu’ils ont regagné la Hollande à bord d’un navire quelque temps après le naufrage. Il semblerait que le capitaine suédois Joachim Outjes soit revenu à trois reprises à bord d’un autre navire négrier à Paramaribo vendre des captifs. Il est enterré à Amsterdam.
Qui étaient ces 16 captifs et que sont-ils devenus ?
Les 16 captifs rescapés ont été vendus comme esclaves à Paramaribo, à l’exception de deux jeunes africains qui avaient été promis au frère du directeur de la compagnie néerlandaise des Indes occidentale à Amsterdam. Ils devaient être formés comme charpentiers pour retourner en Afrique car la compagnie manquait de main d’œuvre qualifié. Ils n’étaient pas des hommes libres.
Quelles raisons donnent les marins à l’abandon et à la condamnation à mort des 664 captifs livrés au naufrage ?
L’équipage, à aucun moment, n’est interrogé sur les raisons du massacre. Les captifs sont considérés comme des biens meubles et non pas comme des êtres humains. L’équipage n’a donc pas eu à répondre de l’assassinat de 664 hommes et femmes, enfermés dans la cale. On ne leur a même pas posé la question. On leur a juste posé des questions sur les circonstances du naufrage.
Après tant d’années, est-il possible de retrouver une épave en relativement bon état ?
Oui parce que selon les chercheurs, les bancs de sable qui sont à l’origine du naufrage du Leusden pourraient avoir permis la conservation de la structure du navire. La masse ferreuse est probablement au fond de l’eau enfouie dans les sédiments. Les canons, les ancres et les fers, les chaines et les speculum oris, ces instruments qui forçaient l’ouverture de la bouche des esclaves pour les contraindre à manger en cas de grève de la faim, sont probablement là au fond de l’eau, même après des siècles.
S’ils trouvent le Leusden, même s’il s’est probablement disloqué, on apprendra beaucoup de choses sur l’histoire de la traite et du quotidien des captifs à bord. Et puis, on n’a peu d’éléments sur le Leusden lui-même, on sait juste que c’était une frégate qui mesurait une trentaine de mètres, mais il n’y a aucun dessin, aucune gravure de ce navire.
Vous êtes avec Patrick Chamoiseau, l’auteure d’un docu-fiction actuellement en tournage sur le naufrage du Leusden, pourquoi est-il important de raconter cette histoire aujourd’hui?
On a des peintures et des gravures de ceux qui faisaient le commerce des esclaves, mais nous n’avons pas d’images des invisibles, de ces millions de captifs qui ont été déportés d’Afrique vers les Amériques.
Guy Deslauriers avec Patrick Chamoiseau travaillent depuis des années sur cette mise en lumière. Dans le film Passage du Milieu, Ils avaient retracé une traversée, mis des images sur cet impensable. Ce film est en quelque sorte la prolongation de ce travail, de ce qu’Edouard Glissant nommait "l’expérience du gouffre, le triple gouffre, celui de la mer, de la cale et de l’inconnu" (Poétique de la Relation)
Patrick Chamoiseau lors du tournage en Guyane répétait face à la mer : "Nos paysages sont nos monuments". Ces paysages portent en effet ces traces. C’est étonnant de voir combien les eaux sont opaques, comme si elles continuaient à invisibiliser ces hommes et ces femmes, comme si elles gardaient inscrites en elles une trace de la tragédie du Leusden
Faire un film, c’est aussi redonner une humanité à tous ces hommes et ces femmes qui ont été victimes de la traite négrière.