Comme le chlordécone, c'est un pesticide dangereux qui pollue durablement les sols, les eaux et a de graves conséquences sur la santé. Comme le chlordécone, il servait à lutter contre un insecte qui s'attaque aux fruits. Et comme le chlordécone, il a été interdit en raison de sa dangerosité, mais a continué à être utilisé par dérogation pendant des années pour satisfaire les intérêts des compagnies fruitières.
Le dibromochloropropane, ou DBCP, est un pesticide utilisé pour tuer les nématodes, des vers microscopiques qui s'attaquent aux racines des ananas et des bananiers. Développé dans les années 1950 par la Dow Chemical Company, la Shell Development Company et Occidental Chemical, le produit était vendu sous les marques Nemagon et Fumazone. Jusqu'aux années 1970, le pesticide était utilisé dans les plantations américaines, notamment en Californie, en Floride ou à Hawaï.
Des études internes à Dow et Shell menées sur des rongeurs prouvent dès les années 1950 que le DBCP atrophie les testicules des animaux et provoque une diminution de la qualité de leur sperme. Ces résultats auraient fait dire à l'un des médecins travaillant pour Shell : "Si quelqu'un cherche un contraceptif masculin, je pense qu'on en a trouvé un, mais il n'est pas très agréable à utiliser." Pourtant, le produit est commercialisé à partir de 1964 sans aucune indication sur le risque qu'il représente pour la fertilité masculine.
Alors que le DBCP est vendu depuis plus de dix ans, les scientifiques relèvent une diminution de la fertilité des ouvriers agricoles qui utilisent le produit. À la fin des années 1970, le sperme d'ouvriers agricoles californiens est analysé. Sur les treize travailleurs testés, quatre avaient un nombre réduit de spermatozoïdes, et neuf n'en avaient plus du tout. Face au risque de cancer, d'infertilité et d'atrophie des testicules, l'État de Californie interdit le DBCP en 1977. Quelques mois plus tard, l'État fédéral américain suspend l'utilisation du pesticide pour deux ans, avant de l'interdire définitivement.
Mais les planteurs d'ananas d'Hawaï militent pour obtenir un délai. Soutenus par les élus locaux, ils soulignent l'impact économique qu'aurait une interdiction et parviennent à convaincre les autorités sanitaires de prolonger l'autorisation du DBCP. Il sera finalement utilisé dans l'archipel jusqu'au milieu des années 1980.
Bombe à retardement
En contrepartie du délai accordé aux producteurs, l'agence sanitaire américaine impose des tests réguliers pour évaluer la contamination de l'eau à Hawaï. Les producteurs se plient à l'obligation, mais l'État d'Hawaï n'impose aucune limite de concentration. Alors qu'en Californie les puits sont fermés quand la concentration en DBCP dépasse les 1 mg/l, certains relevés de la fin des années 1970 montent jusqu'à 2,3 mg/l à Hawaï, sans qu'aucune mesure ne soit prise.
Les tests sont également incomplets -seules les sources destinées à la consommation humaine sont vérifiées, pas celles vouées à l'irrigation- et peu fiables. En fonction de l'intensité des précipitations et de la composition du sol, calcaire ou volcanique par exemple, le DBCP peut mettre plusieurs années avant d'atteindre les nappes phréatiques et contaminer l'eau. Certaines zones ont été polluées "à retardement", et les relevés des années 1990 sont parfois bien supérieurs aux concentrations observées dans les années 1970. Des traces de DBCP ont été retrouvées dans des puits d'Hawaï en 2018, plus de trente ans après l'interdiction du pesticide sur le territoire. Aucune étude d'impact sur la biodiversité n'a été menée.
En 1985, les producteurs d'ananas d'Hawaï demandent un nouveau délai pour continuer à utiliser le DBCP, mais l'agence sanitaire refuse. La loi américaine autorise les industriels à produire sur le sol américain des pesticides interdits aux États-Unis. Le DBCP a continué d'être exporté dans des bananeraies d'Amérique centrale, des Philippines et dans certains pays d'Afrique de l'Ouest.
Combat judiciaire
Plusieurs villes californiennes, dont les nappes phréatiques ont été polluées par le DBCP, ont poursuivi les compagnies ayant produit et commercialisé le pesticide. Dans les années 1990, la ville de Fresno, une commune de 500 000 habitants située entre San Francisco et Los Angeles, obtient par exemple un chèque de 32 millions de dollars et le paiement de 90% de la dépollution des eaux, estimée à l'époque à 70 millions de dollars. Lors du procès, les juges retiennent l'argument de l'avocat de la ville, qui affirme que les producteurs du DBCP ont vendu leur produit alors qu'ils connaissaient le risque de contamination des eaux. Un accord similaire est signé en 2005 entre le comté de Maui, à Hawaï, et les producteurs du pesticide.
Au début des années 1990, 16 000 ouvriers agricoles qui utilisaient le DBCP dans des bananeraies d'Amérique centrale et des Philippines poursuivent les entreprises ayant produit et commercialisé le pesticide. Devenus stériles, ils demandent compensation. Au Costa Rica, 1 000 travailleurs obtiennent 20 millions de dollars en 1992 et 26 000 autres reçoivent 41 millions de dollars cinq ans plus tard.
En 2006, la justice du Nicaragua condamne la Dow Chemical Company, Occidental Chemical et Shell Oil à indemniser 1 234 ouvriers agricoles pour leur empoisonnement au DBCP. Les sommes colossales -plus de 800 millions de dollars- n'ont jamais été versées, car les compagnies ont retiré leurs avoirs du pays. Pour faire valoir leur droit, les ouvriers ont porté l'affaire devant la justice française, car le droit français se rapproche du droit nicaraguayen. En mai dernier, le tribunal judiciaire de Paris a rejeté leur demande.