Le Parti communiste français a 100 ans : après avoir été son compagnon de route, Aimé Césaire le quittait en 1956, par une lettre historique à Maurice Thorez

Aimé Césaire, fondateur du PPM (Parti Progressiste Martiniquais) écrivain, et homme politique, ex député-maire de Fort-de-France (26 juin 1913 - 17 avril 2008)

Cette semaine, le Parti communiste français fête ses 100 ans d’existence. Après avoir été adhérent du parti et, comme député de la Martinique, membre du groupe communiste à l’Assemblée nationale, Aimé Césaire démissionnait avec fracas en octobre 1956. Retour sur cet événement. 

Le 30 décembre 1920, le congrès du Parti socialiste - Section française de l'Internationale ouvrière (SFIO) à Tours, se termine par une scission, qui donne naissance à la Section française de l'Internationale communiste (SFIC), sous la coupe l'Internationale communiste (Komintern), fondée à Moscou par Lénine. Maurice Thorez prend la direction de la SFIC en 1931, rebaptisée Parti communiste français (PCF) en 1943. Thorez restera secrétaire général du parti jusqu’à son décès en 1964.  

En Martinique, dans les années 40, Aimé Césaire est déjà connu suite à la publication de son célèbre « Cahier d’un retour au pays natal », et la fondation de la revue « Tropiques », qui s’oppose à l’amiral Robert, le gouverneur de l’île qui représente le régime collaborationniste de Vichy. Juste avant la fin de la guerre, en mars 1945, l’écrivain est élu maire de Fort-de-France sur la liste de la Fédération communiste de Martinique. Adhérent du PCF, il est élu député en novembre de la même année et siège à l’Assemblée nationale comme membre du groupe communiste.

Durant cette époque, comme le rappelle un livre de David Alliot extrêmement documenté sur la question, « Le communisme est à l’ordre du jour, Aimé Césaire et le PCF », l’auteur martiniquais met son talent littéraire au service du parti en publiant de nombreux articles dans la presse communiste, très puissante lors de ces années de bouillonnement intellectuel et idéologique. En mars 1953, Césaire est à Moscou à l’occasion des funérailles de Staline, où il retrouve Maurice Thorez. Dans « Justice », le bulletin de la Fédération communiste de Martinique, il écrit : « J’ai passé en tout sept jours en URSS. Ça a été une des semaines les plus riches que j’ai jamais vécues. C’est une expérience enthousiasmante, un enrichissement incroyable ».

La désillusion

Aimé Césaire va toutefois rapidement déchanter. Le déclic, c’est la sortie du Rapport Khrouchtchev en février 1956, qui révèle au monde la nature du régime dictatorial et les crimes de Staline. Le réveil est brutal, en dépit des dénégations du PCF. Après réflexion, l’écrivain décide d’acter la rupture avec le parti en écrivant le 24 octobre une lettre de démission à Maurice Thorez. Le texte, publié dans la foulée, fait l’effet d’une bombe dans le landernau communiste. « Les révélations de Khrouchtchev sur Staline sont telles qu’elles ont plongé, ou du moins, je l’espère, tous ceux qui ont, à quelque degré que ce soit, participé à l’action communiste dans un abîme de stupeur, de douleur et de honte. Oui, ces morts, ces torturés, ces suppliciés, ni les réhabilitations posthumes, ni les funérailles nationales, ni les discours officiels ne prévaudront contre eux. Ils ne sont pas de ceux dont on conjure le spectre par quelque phrase mécanique. Désormais leur visage apparaît en filigrane dans la pâte même du système, comme l’obsession de notre échec et de notre humiliation », débute la lettre de Césaire.

Dans son texte, l’écrivain prône également l’appropriation, par les populations colonisées, de leurs combats et aspirations, dans une perspective unitaire, en refusant à la fois le capitalisme et les formes paternalistes et autoritaires du communisme. Dans son île, Aimé Césaire sera exclu de la Fédération communiste de Martinique en novembre 1956. Il fondera deux ans plus tard le Parti progressiste martiniquais (PPM).

Affiches de campagne en faveur d'Aimé Césaire à l'occasion des élections municipales de 1945 à Fort-de-France


Extraits de la "Lettre à Maurice Thorez" d’Aimé Césaire (24 octobre 1956)

« Un fait à mes yeux capital est celui-ci : que nous, hommes de couleur, en ce moment précis de l’évolution historique, avons, dans notre conscience, pris possession de tout le champ de notre singularité et que nous sommes prêts à assumer sur tous les plans et dans tous les domaines les responsabilités qui découlent de cette prise de conscience. Singularité de notre « situation dans le monde » qui ne se confond avec nulle autre. Singularité de nos problèmes qui ne se ramènent à nul autre problème. Singularité de notre histoire coupée de terribles avatars qui n’appartiennent qu’à elle. Singularité de notre culture que nous voulons vivre de manière de plus en plus réelle. Qu’en résulte-t-il, sinon que nos voies vers l’avenir, je dis toutes nos voies, la voie politique comme la voie culturelle, ne sont pas toutes faites ; qu’elles sont à découvrir, et que les soins de cette découverte ne regardent que nous ? C’est assez dire que nous sommes convaincus que nos questions, ou si l’on veut la question coloniale, ne peut pas être traitée comme une partie d’un ensemble plus important, une partie sur laquelle d’autres pourront transiger ou passer tel compromis qu’il leur semblera juste de passer eu égard à une situation générale qu’ils auront seuls à apprécier.

(…) L’impasse où nous sommes aujourd’hui aux Antilles, malgré nos succès électoraux, me paraît trancher la question : j’opte pour le plus large contre le plus étroit ; pour le mouvement qui nous met au coude à coude avec les autres et contre celui qui nous laisse entre nous ; pour celui qui rassemble les énergies contre celui qui les divise en chapelles, en sectes, en églises ; pour celui qui libère l’énergie créatrice des masses contre celui qui la canalise et finalement la stérilise. En Europe, l’unité des forces de gauche est à l’ordre du jour ; les morceaux disjoints du mouvement progressiste tendent à se ressouder, et nul doute que ce mouvement d’unité deviendrait irrésistible si du côté des partis communistes staliniens, on se décidait à jeter par-dessus bord tout l’impedimenta des préjugés, des habitudes et des méthodes hérités de Staline. Nul doute que dans ce cas, toute raison, mieux, tout prétexte de bouder l’unité serait enlevé à ceux qui dans les autres partis de gauche ne veulent pas de l’unité, et que de ce fait les adversaires de l’unité se trouveraient isolés et réduits à l’impuissance. Et alors, comment dans notre pays, où le plus souvent, la division est artificielle, venue du dehors, branchée qu’elle est sur les divisions européennes abusivement transplantées dans nos politiques locales, comment ne serions-nous pas décidés à sacrifier tout, je dis tout le secondaire, pour retrouver l’essentiel ; cette unité avec des frères, avec des camarades qui est le rempart de notre force et le gage de notre confiance en l’avenir. (...)

C’est que l’expérience, une expérience durement acquise, nous a enseigné qu’il n’y a à notre disposition qu’une arme, une seule efficace, une seule non ébréchée : l’arme de l’unité, l’arme du rassemblement anticolonialiste de toutes les volontés, et que le temps de notre dispersion au gré du clivage des partis métropolitains est aussi le temps de notre faiblesse et de nos défaites.


Pour ma part, je crois que les peuples noirs sont riches d’énergie, de passion qu’il ne leur manque ni vigueur, ni imagination mais que ces forces ne peuvent que s’étioler dans des organisations qui ne leur sont pas propres, faites pour eux, faites par eux et adaptées à des fins qu’eux seuls peuvent déterminer. Ce n’est pas volonté de se battre seul et dédain de toute alliance. C’est volonté de ne pas confondre alliance et subordination. Solidarité et démission. Or c’est là très exactement de quoi nous menacent quelques-uns des défauts très apparents que nous constatons chez les membres du Parti Communiste Français : leur assimilationisme invétéré ; leur chauvinisme inconscient ; leur conviction passablement primaire – qu’ils partagent avec les bourgeois européens – de la supériorité omnilatérale de l’Occident ; leur croyance que l’évolution telle qu’elle s’est opérée en Europe est la seule possible ; la seule désirable ; qu’elle est celle par laquelle le monde entier devra passer ; pour tout dire, leur croyance rarement avouée, mais réelle, à la civilisation avec un grand C ; au progrès avec un grand P. (...)

Nous voulons que nos sociétés s’élèvent à un degré supérieur de développement, mais d’elles-mêmes, par croissance interne, par nécessité intérieure, par progrès organique, sans que rien d’extérieur ne vienne gauchir cette croissance, ou l’altérer ou la compromettre. Dans ces conditions on comprend que nous ne puissions donner à personne délégation pour penser pour nous ; délégation pour chercher pour nous ; que nous ne puissions désormais accepter que qui que ce soit, fût-ce le meilleur de nos amis, se porte fort pour nous.


Si le but de toute politique progressiste est de rendre un jour leur liberté aux peuples colonisés, au moins faut-il que l’action quotidienne des partis progressistes n’entre pas en contradiction avec la fin recherchée et ne détruise pas tous les jours les bases mêmes, les bases organisationnelles comme les bases psychologiques de cette future liberté, lesquelles se ramènent à un seul postulat : le droit à l’initiative. Je crois en avoir assez dit pour faire comprendre que ce n’est ni le marxisme ni le communisme que je renie, que c’est l’usage que certains ont fait du marxisme et du communisme que je réprouve. Que ce que je veux, c’est que marxisme et communisme soient mis au service des peuples noirs, et non les peuples noirs au service du marxisme et du communisme. Que la doctrine et le mouvement soient faits pour les hommes, non les hommes pour la doctrine ou pour le mouvement.

(…) Pour revenir à notre propos, l’époque que nous vivons est sous le signe d’un double échec : l’un évident, depuis longtemps, celui du capitalisme. Mais aussi l’autre, celui, effroyable, de ce que pendant trop longtemps nous avons pris pour du socialisme ce qui n’était que du stalinisme. Le résultat est qu’à l’heure actuelle le monde est dans l’impasse. Cela ne peut signifier qu’une chose : non pas qu’il n’y a pas de route pour en sortir, mais que l’heure est venue d’abandonner toutes les vieilles routes. Celles qui ont mené à l’imposture, à la tyrannie, au crime. C’est assez dire que pour notre part, nous ne voulons plus nous contenter d’assister à la politique des autres. Au piétinement des autres. Aux combinaisons des autres. Aux rafistolages de consciences ou à la casuistique des autres. L’heure de nous-mêmes a sonné. »