Celui qui contrôle l'espace contrôle la Terre. Ce vieil adage a du sens au regard de l'ouvrage scientifique Une histoire de la conquête spatiale, des fusées nazies aux astrocapitalistes de New Space, d'Irénée Régnauld et Arnaud Saint-Martin. À quelques mois du lancement d'Ariane 6 depuis le pas de tir de Kourou en Guyane, les deux chercheurs tentent de démystifier la conquête spatiale en revenant sur 100 ans d'astronautique. Tout commence par le terme "conquête". "C'est un terme piégé dont on voit bien les relents néocoloniaux qu'il comporte" expose Irénée Régnauld, essayiste et chercheur associé à l'université de technologie de Compiègne." On voulait dépassionner le regard, le but de l’ouvrage, c'est aussi de regarder très froidement quelque chose, toujours entouré d’un certain enthousiasme de principe."
Des nazis à la Nasa et au CSG ?
L'ouvrage débute étonnamment dans les années 1930, là où les dates emblématiques du début de la conquête spatiale tournent d'ordinaire autour des années 1960 et de la Mission Apollo menée par les Américains. "Avant Apollo, ou Spoutnik en 1957, et même avant-guerre, on a des ingénieurs allemands et pour certains d’entre eux nazis, qui vont s’adonner à des activités de fuséologie amateur dans des groupes bien identifiés et qui vont susciter l’intérêt de l’armée" souligne le chercheur. L'armée allemande va alors récupérer ces savoir-faire techniques d'amateurs pour mettre en place l'une de leurs "armes miraculeuses", le missile V-2. Cette arme est fabriquée par 20 000 prisonniers de guerre qui "vont mourir" pour la produire selon Irénée Régnauld.
À l'issue de la guerre, dans le courant des années 1950, certains de ces ingénieurs nazis vont être recrutés sur toute la planète, des États-Unis à la France. "Tous ces pays-là, vont accélérer la construction de leur industrie astronautique avec ce savoir-faire, présente Irénée Régnauld. Ce n’est pas un accident de l’histoire, ce sont des nazis identifiés par les services secrets qui vont être très bien accueillis par les communautés en place. Notamment en Alabama, qui est aussi un État ségrégationniste, raciste. Les spécialistes allemands sont intervenus à Vernon, à Hammaguir en Algérie, puis leurs travaux ont permis de faire de la France une puissance spatiale, sur la base de Kourou." Suite à l'indépendance de l'Algérie, la base installée à Hammaguir migre vers la Guyane.
À Kourou, expropriation et restes coloniaux
En 1964, le Centre spatial guyanais ouvre ses portes à Kourou, et devient le premier lanceur européen. "C’est une ville qui va être transformée pour accueillir les infrastructures, les travailleurs de France métropolitaine, présente Irénée Régnauld. Les populations locales vont être relogées dans des habitations plutôt étrangères à leurs cultures. Beaucoup de familles vont être expropriées." Cela représente entre 300 et 400 personnes pour les auteurs de l'ouvrage. Suite à la refondation de la ville, une nouvelle organisation se met en place. "On va avoir une ville qui va être ségrégée avec une partie qu’on va appeler "Kourou La blanche" avec un plan urbain qui reflète ces différences : les bidonvilles d’un côté et les maisons des cadres de l’industrie astronautique de l’autre."
"Les bases spatiales sont le parent pauvre des réflexions sur la conquête de l'espace", écrivent les deux chercheurs en introduction du chapitre sur les bases spatiales." Du côté de la France, c'est sous l'angle colonial qu'il faut envisager les infrastructures spatiales", poursuivent-ils. De fait, au lancement du site, la plupart des travailleurs étaient issus de l'Hexagone.
Astronautes "influenceurs" ou encore militarisation à l'extrême de la conquête spatiale, les deux chercheurs abordent de nombreux autres thèmes dans leur ouvrage de presque 300 pages. "On n’est pas du tout anti-espace, rassure Irénée Régnauld. On est capables de reconnaitre qu’il y a une utilité à l’espace, ne serait-ce que d’ordre scientifique, pour mesurer les variables climatiques, et on essaie aussi d’autres façons d’envisager l’espace."