Directeur du Centre international d'études Édouard Glissant de l'Institut du Tout-Monde à Paris, le Martiniquais Loïc Céry vient de publier une trilogie exhaustive consacrée à l’écrivain, intitulée "Edouard Glissant, une traversée de l’esclavage".
C’est sans doute l’étude critique la plus complète réalisée à ce jour sur les textes consacrés par l’écrivain martiniquais Édouard Glissant (1928-2011) aux questions de l’histoire et des mémoires de l’esclavage. Elle est déclinée en trois volumes par Loïc Céry, également martiniquais, qui est directeur du Centre international d'études Édouard Glissant de l'Institut du Tout-Monde à Paris (fondé par Glissant en 2006). Le premier tome veut rendre compte "d’une pensée déterminante de l’histoire où Glissant prône un 'rassemblement des mémoires'". Le deuxième volume s’attache à envisager "les modalités selon lesquelles Édouard Glissant formule une pensée inédite de l’histoire et une éthique de la mémoire qui visent à renverser les gouffres issus de la traite et de l’esclavage", selon les mots de Loïc Céry. Le troisième tome à paraître en décembre sera une anthologie commentée qui rassemblera des extraits significatifs des textes du romancier et essayiste martiniquais.
Pourquoi avez-vous choisi d’aborder l’œuvre d’Edouard Glissant par la thématique de l’esclavage ?
Loïc Céry : Il s’agissait pour moi d’attirer l’attention sur la spécificité de l’œuvre d’Édouard Glissant en la matière, car justement chez lui l’ensemble des questions liées à l’histoire et aux mémoires de l’esclavage ne constitue pas une simple thématique, comme ça peut être le cas chez de nombreux autres écrivains. Comme je m’emploie à le montrer, ces questions constituent dans le cas de Glissant une véritable "matrice" de son œuvre, à double titre. D’abord, parce que ses écrits en sont imprégnés de part en part, dans l’ensemble de sa pensée et de sa production littéraire et ce, quels que soient les genres qu’il a pu aborder - l’essai, la poésie, le roman et le théâtre. Ensuite, parce que sa réflexion est émise à partir d’un lieu donné et d’une histoire singulière, qu’il n’a cessé d’interroger tout au long de sa vie. Il était question pour lui de prendre l’exacte mesure de ce qui était advenu dans cette histoire, et de ce que cela pouvait modifier dans la vision du monde. De sorte que sa pensée n’est jamais séparée de ces préoccupations, qu’il a su prendre en compte selon ses termes, "en étendue et en profondeur".
C’est certainement cette omniprésence matricielle des questions liées à la traite et à l’esclavage qui fait de Glissant un cas totalement à part dans l’ensemble de la littérature qui porte sur l’esclavage et sur ses traces. Une telle densité ne permet à mon sens de le comparer qu’à deux autres écrivains : Toni Morrison et Edward Kamau Brathwaite, dont les œuvres sont également inséparables de ce que je nomme la "matrice esclavage" dépassant un thème d’écriture. Mais dire cela, c’est constater une particularité, c’est désigner la densité d’une réflexion et d’une représentation, pourtant je dirais que c’est une phase préalable. C’est dans le détail qu’on est à même de mesurer l’ampleur de ce qu’a entrepris Édouard Glissant dans ces champs, et qui nous est indispensable aujourd’hui selon moi.
Quand Édouard Glissant forge le concept d' "antillanité", qui est à une époque essentiel dans son œuvre, n'est-ce pas pour tenter de dépasser cette omniprésence des questions liées à la traite et à l'esclavage que vous évoquez ?
Pas du tout. La notion d’antillanité dont vous avez raison de rappeler l’importance, est justement forgée par Édouard Glissant au moment de son ouvrage Le Discours antillais, publié en 1981, pour vouer l’identité antillaise à un "ancrage" qui conteste fondamentalement tout "déport". L’antillanité glissantienne clame que les Antillais doivent cesser de se réclamer d’un ailleurs mythifié, pour se penser avant tout dans leur lieu et dans leur temps. Or, ce temps et ce lieu ont été forgés par la colonisation, la traite et l’esclavage de plantations ; c’est pourquoi cet ancrage est d’abord une pensée de l’histoire et de l’espace antillais. Hériter d’une histoire, ce n’est pas la dépasser dans je ne sais quelle fuite en avant mais c’est la comprendre dans sa profondeur et justement en déjouant tout "évitement" à son endroit.
Pour éviter que se cristallise une mémoire traumatique, ce passé doit être considéré lucidement selon lui, si on ne veut pas répéter les névroses identitaires collectives et individuelles, névroses fondées sur la persistance d’un tabou, à savoir une trajectoire que l’on décide de fuir, de minorer ou même de nier.
Pour en revenir à votre question, la nuance fondamentale est que Glissant pense l’ancrage indépendamment de l’ouverture et qu’en ce sens, l’antillanité marque un moment qui sera par la suite complété par la redéfinition à laquelle il va procéder, de la notion de créolisation. Il nous permet donc d’envisager l’étonnante continuité qu’il y a entre un ancrage dans le "réel" - historique, géographique, culturel - et une ouverture au monde. Et quand Frantz Fanon clame dans Peau noire, masques blancs : "Je ne suis pas esclave de l’esclavage qui déshumanisa mes pères", Glissant précise dans Le Discours antillais : "L’esclave de l’esclavage est celui qui ne veut pas savoir."
Que peut-on retenir aujourd’hui de l’œuvre de Glissant selon vous ? Comment peut-elle aider à penser la complexité de notre monde, et plus particulièrement celle des Antilles ?
C’est peut-être ce qui m’importe le plus. Au cours du XXe siècle, la Martinique, petite île d’un archipel qui avait été pensé par les cartographes pour être la préface du continent américain - les ante insulae, les Antilles - a donné au monde trois génies de la pensée et il est temps d’en prendre la mesure : Aimé Césaire, Édouard Glissant, Frantz Fanon. Je voulais surtout faire ressortir l’urgence et le caractère indispensable de la pensée de Glissant pour notre temps. Pour la question qui m’a motivé, celle des mémoires de l’esclavage, j’en suis arrivé à montrer combien la pensée de l’histoire de Glissant nous permet de sortir des impasses où nous nous trouvons aujourd’hui dans ces domaines, mais aussi pour bien des refondations. Car en débouchant sur une éthique mémorielle, il nous donne la possibilité d’éviter à la fois la relégation du passé, et les logiques victimaires. En ce sens comme dans d’autres, sa pensée me semble être puissamment émancipatrice, car en le lisant attentivement et en comprenant ce qu’il propose, on est à même de s’éloigner de tant de fausses perspectives. Examiner son rapport à ces questions permet de comprendre comment il conçoit ce qu’il nomme "Relation" comme un puissant levier de libération et une nouvelle modalité de liens entre les femmes et les hommes d’aujourd’hui, mais aussi des liens avec le vivant. Cette pensée est susceptible de susciter en nous une véritable révolution, et j’insiste sur le terme, dans notre rapport au monde, conçu dans son infinie diversité et sa fragilité.
Pas un enjeu d’aujourd’hui qui n’ait été pensé par lui : la nécessité de nouvelles solidarités, les conditions des dialogues interculturels, le respect du Divers, l’obligation de repenser notre rapport à la planète. Contrairement à d’autres œuvres qui se suffisent à elles-mêmes - les "œuvres complètes" et leur clôture - Glissant a conçu sa pensée comme faisant appel à chacun de nous pour être perpétuée. Son œuvre sera parachevée si l’on consent à s’inspirer de sa vision, sans pour autant en faire un maître à penser, ce qu’il refusait d’être. Le maître-mot reste à mes yeux celui d’émancipation, dans toutes ses dimensions. Il est très rare d’être confronté à une pensée qui vous donne les moyens de vous changer vous-même et de changer le monde, sans fracas mais par une conscience accrue. Je voudrais que l’on saisisse dans la lecture d’Édouard Glissant la potentialité si rare de ce face-à-face avec soi-même et avec la conscience que l’on aura du monde. C’est en cela que, selon son expression qui aujourd’hui prend tout son sens, Glissant aura édifié une œuvre "valable pour tous".
"Edouard Glissant, une traversée de l'esclavage", par Loïc Céry
Tome I, étude critique : "Rassembler les mémoires" (492 pages)
Tome II, étude critique : "Renverser les gouffres" (574 pages)
Éditions de l’Institut du Tout-Monde, 19 euros par volume. L’"Anthologie commentée" (tome 3) paraîtra au mois de décembre aux mêmes éditions.
Pourquoi avez-vous choisi d’aborder l’œuvre d’Edouard Glissant par la thématique de l’esclavage ?
Loïc Céry : Il s’agissait pour moi d’attirer l’attention sur la spécificité de l’œuvre d’Édouard Glissant en la matière, car justement chez lui l’ensemble des questions liées à l’histoire et aux mémoires de l’esclavage ne constitue pas une simple thématique, comme ça peut être le cas chez de nombreux autres écrivains. Comme je m’emploie à le montrer, ces questions constituent dans le cas de Glissant une véritable "matrice" de son œuvre, à double titre. D’abord, parce que ses écrits en sont imprégnés de part en part, dans l’ensemble de sa pensée et de sa production littéraire et ce, quels que soient les genres qu’il a pu aborder - l’essai, la poésie, le roman et le théâtre. Ensuite, parce que sa réflexion est émise à partir d’un lieu donné et d’une histoire singulière, qu’il n’a cessé d’interroger tout au long de sa vie. Il était question pour lui de prendre l’exacte mesure de ce qui était advenu dans cette histoire, et de ce que cela pouvait modifier dans la vision du monde. De sorte que sa pensée n’est jamais séparée de ces préoccupations, qu’il a su prendre en compte selon ses termes, "en étendue et en profondeur".
C’est certainement cette omniprésence matricielle des questions liées à la traite et à l’esclavage qui fait de Glissant un cas totalement à part dans l’ensemble de la littérature qui porte sur l’esclavage et sur ses traces. Une telle densité ne permet à mon sens de le comparer qu’à deux autres écrivains : Toni Morrison et Edward Kamau Brathwaite, dont les œuvres sont également inséparables de ce que je nomme la "matrice esclavage" dépassant un thème d’écriture. Mais dire cela, c’est constater une particularité, c’est désigner la densité d’une réflexion et d’une représentation, pourtant je dirais que c’est une phase préalable. C’est dans le détail qu’on est à même de mesurer l’ampleur de ce qu’a entrepris Édouard Glissant dans ces champs, et qui nous est indispensable aujourd’hui selon moi.
Quand Édouard Glissant forge le concept d' "antillanité", qui est à une époque essentiel dans son œuvre, n'est-ce pas pour tenter de dépasser cette omniprésence des questions liées à la traite et à l'esclavage que vous évoquez ?
Pas du tout. La notion d’antillanité dont vous avez raison de rappeler l’importance, est justement forgée par Édouard Glissant au moment de son ouvrage Le Discours antillais, publié en 1981, pour vouer l’identité antillaise à un "ancrage" qui conteste fondamentalement tout "déport". L’antillanité glissantienne clame que les Antillais doivent cesser de se réclamer d’un ailleurs mythifié, pour se penser avant tout dans leur lieu et dans leur temps. Or, ce temps et ce lieu ont été forgés par la colonisation, la traite et l’esclavage de plantations ; c’est pourquoi cet ancrage est d’abord une pensée de l’histoire et de l’espace antillais. Hériter d’une histoire, ce n’est pas la dépasser dans je ne sais quelle fuite en avant mais c’est la comprendre dans sa profondeur et justement en déjouant tout "évitement" à son endroit.
Comme on l’a longtemps dit, l’esclavage constituerait une "page à tourner". Glissant nous montre que cette page n’a pas encore été écrite, et encore moins lue
Pour éviter que se cristallise une mémoire traumatique, ce passé doit être considéré lucidement selon lui, si on ne veut pas répéter les névroses identitaires collectives et individuelles, névroses fondées sur la persistance d’un tabou, à savoir une trajectoire que l’on décide de fuir, de minorer ou même de nier.
Pour en revenir à votre question, la nuance fondamentale est que Glissant pense l’ancrage indépendamment de l’ouverture et qu’en ce sens, l’antillanité marque un moment qui sera par la suite complété par la redéfinition à laquelle il va procéder, de la notion de créolisation. Il nous permet donc d’envisager l’étonnante continuité qu’il y a entre un ancrage dans le "réel" - historique, géographique, culturel - et une ouverture au monde. Et quand Frantz Fanon clame dans Peau noire, masques blancs : "Je ne suis pas esclave de l’esclavage qui déshumanisa mes pères", Glissant précise dans Le Discours antillais : "L’esclave de l’esclavage est celui qui ne veut pas savoir."
Que peut-on retenir aujourd’hui de l’œuvre de Glissant selon vous ? Comment peut-elle aider à penser la complexité de notre monde, et plus particulièrement celle des Antilles ?
C’est peut-être ce qui m’importe le plus. Au cours du XXe siècle, la Martinique, petite île d’un archipel qui avait été pensé par les cartographes pour être la préface du continent américain - les ante insulae, les Antilles - a donné au monde trois génies de la pensée et il est temps d’en prendre la mesure : Aimé Césaire, Édouard Glissant, Frantz Fanon. Je voulais surtout faire ressortir l’urgence et le caractère indispensable de la pensée de Glissant pour notre temps. Pour la question qui m’a motivé, celle des mémoires de l’esclavage, j’en suis arrivé à montrer combien la pensée de l’histoire de Glissant nous permet de sortir des impasses où nous nous trouvons aujourd’hui dans ces domaines, mais aussi pour bien des refondations. Car en débouchant sur une éthique mémorielle, il nous donne la possibilité d’éviter à la fois la relégation du passé, et les logiques victimaires. En ce sens comme dans d’autres, sa pensée me semble être puissamment émancipatrice, car en le lisant attentivement et en comprenant ce qu’il propose, on est à même de s’éloigner de tant de fausses perspectives. Examiner son rapport à ces questions permet de comprendre comment il conçoit ce qu’il nomme "Relation" comme un puissant levier de libération et une nouvelle modalité de liens entre les femmes et les hommes d’aujourd’hui, mais aussi des liens avec le vivant. Cette pensée est susceptible de susciter en nous une véritable révolution, et j’insiste sur le terme, dans notre rapport au monde, conçu dans son infinie diversité et sa fragilité.
Devant la complexité des enjeux d’aujourd’hui, la pensée de Glissant ne nous propose aucune recette préconçue, mais une nouvelle présence au monde et aux autres : accepter l’opacité du réel, approcher l’autre dans le tremblement du dialogue, accueillir l’imprévisible, habiter la créolisation, penser à l’aune de traces à la fois rétrospectives et prospectives…
Pas un enjeu d’aujourd’hui qui n’ait été pensé par lui : la nécessité de nouvelles solidarités, les conditions des dialogues interculturels, le respect du Divers, l’obligation de repenser notre rapport à la planète. Contrairement à d’autres œuvres qui se suffisent à elles-mêmes - les "œuvres complètes" et leur clôture - Glissant a conçu sa pensée comme faisant appel à chacun de nous pour être perpétuée. Son œuvre sera parachevée si l’on consent à s’inspirer de sa vision, sans pour autant en faire un maître à penser, ce qu’il refusait d’être. Le maître-mot reste à mes yeux celui d’émancipation, dans toutes ses dimensions. Il est très rare d’être confronté à une pensée qui vous donne les moyens de vous changer vous-même et de changer le monde, sans fracas mais par une conscience accrue. Je voudrais que l’on saisisse dans la lecture d’Édouard Glissant la potentialité si rare de ce face-à-face avec soi-même et avec la conscience que l’on aura du monde. C’est en cela que, selon son expression qui aujourd’hui prend tout son sens, Glissant aura édifié une œuvre "valable pour tous".
"Edouard Glissant, une traversée de l'esclavage", par Loïc Céry
Tome I, étude critique : "Rassembler les mémoires" (492 pages)
Tome II, étude critique : "Renverser les gouffres" (574 pages)
Éditions de l’Institut du Tout-Monde, 19 euros par volume. L’"Anthologie commentée" (tome 3) paraîtra au mois de décembre aux mêmes éditions.