Un "coup de bambou sur la tête", voilà l'expression choisie par Myriam Cottias pour exprimer son ressenti face aux résultats du second tour de l'élection présidentielle dans les Outre-mer. Directrice de recherche au CNRS, l'historienne décrypte l'augmentation du vote pour Marine Le Pen et la forte abstention dans les Outre-mer, les plaçant en regard de multiples fractures dans les sociétés ultramarines. Notamment aux Antilles, où, en Guadeloupe, le vote pour le RN a atteint près de 70% des voix.
Outre-mer la 1ère : Ces résultats inédits dans les Outre-mer ont surpris de nombreux observateurs. Comment les analysez-vous ?
Myriam Cottias : C'est un coup de bambou sur la tête, notamment quand on est historienne des Antilles et qu'on travaille sur les relations esclavagistes, ce qu'elles ont produit en termes de catégorisation raciale, de discrimination et de racisme. Voir Marine Le Pen arriver en première position dans ces départements issus de l'histoire de l'esclavage, c'est incompréhensible. C'est un coup de théâtre. C'est cracher à la figure d'Aimé Césaire, auteur du Discours sur le colonialisme, qui a eu une action politique anticolonialiste avec des écrits extrêmement forts. Sur Aimé Césaire, qui en 2005 refuse de recevoir Nicolas Sarkozy à cause de la loi du 23 février sur le rôle positif de la colonisation. Donc, c'est être face à une société qui avait pris des positions fermes et qui, tout à coup, baisse les bras, virevolte et prend exactement la position inverse sans avoir la capacité, et je mesure le poids de ce mot, de réfléchir sur ce qu'est le racisme.
Dans ce vote, est-ce que les fake news, les fausses informations, qui ont énormément circulé durant la crise Covid dans ces territoires, ont eu un poids ?
Les Outre-mer font partie du monde, alors oui, des phénomènes que l'on peut identifier à un niveau global y sont pertinents. Beaucoup de fake news y ont circulé et elles y sont extrêmement importantes parce qu'elles se superposent à des expériences politiques qui, elles, sont bien réelles. Je pense là au chlordécone, qui renvoie à des peurs liées à la domination, celle d'être détruite par le dominant, mais avec aussi des effets sont proprement politiques. Parce qu'Emmanuel Macron, qui n'est nullement responsable de la crise chlordécone, n'a pas su apporter des réponses précises à cette question.
Le fait qu'Emmanuel Macron puisse dire qu'on n'est pas tout à fait sûrs que les cancers de la prostate ou les naissances prématurées sont dûs au chlordécone a pu apparaître, à raison, comme des réponses un peu légères, désinvoltes, par rapport à une crise sanitaire importante qu'il fallait prendre au sérieux.
Myriam Cottias, directrice de recherches au CNRS
Si on remet tout ceci en contexte, le taux d'abstention est record dans les Outre-mer, parce qu'on est dans un rejet de la politique d'Emmanuel Macron, aussi bien sur le chlordécone mais aussi sur le vaccin, le couvre-feu qui a duré extrêmement longtemps dans les Outre-mer. Et on est aussi dans ce revirement concernant Marine Le Pen où on voit finalement que les analyses politiques ne tiennent pas et ont été perdus au sein de la population. Où finalement, on peut arriver à constater que certains Martiniquais disent que non finalement elle n'est pas raciste alors qu'on a un discours construit autour de ça chez Marine Le Pen. La responsabilité de la classe politique antillaise doit aussi être posée. Ce qui se passe actuellement, c'est le manque de perspective politique pour les Outre-mer.
Peut-on parler d'une opération de "dédiabolisation" réussie dans les Outre-mer ?
On voit très bien que la politique de dédiabolisation a fonctionné dans les Antilles françaises. Relativisions les choses quand même. Les 70% de votants en Guadeloupe portent sur une participation de 47% de la population, donc en nombre absolu, on est autour de 90 000 personnes qui ont voté Marine Le Pen. Mais d'une certaine façon, on est en train de perdre la mémoire de l'Histoire. On est en train d'oublier tous les combats de ceux qui nous ont précédés, jusqu'aux esclavisés eux-mêmes qui se sont battus pour leurs droits et leur liberté. On s'aperçoit que, d'une certaine façon, cette mémoire politique s'est perdue et n'est plus en mesure de s'opposer à cette dédiabolisation. En tant qu'historien, cela nous renvoie à nos pratiques professionnelles et à notre difficulté à faire passer un raisonnement et des connaissances historiques qui puissent être acceptables et utilisées pour réfléchir sur la situation présente.