Nicolas Roinsard est sociologue et maître de conférences à l’université Clermont-Auvergne. Après sept années de voyages d’étude de terrain réguliers à Mayotte, il publie "Mayotte ou le gouvernement des marges. Une situation postcoloniale", chez CNRS éditions. Dans cet ouvrage il revient sur "le récit mythifié" de la prise de possession française de Mayotte en 1841. Il analyse les effets concrets de la départementalisation sur la société mahoraise. Enfin, il décrit le parcours de ces mineurs isolés qui tombent dans la délinquance de rue et se considèrent, pour certains, comme "les enfants oubliés de la République". Entretien.
La1ère : Vous revenez d’abord sur « le récit mythifié » de l’annexion de Mayotte par la France, qui serait synonyme de protection et de liberté. Quelle était la réalité historique ?
Nicolas Roinsard : Le récit mythifié de la prise de possession française, c’est en effet l’idée que la France est un peu venue au secours des Mahorais pour les protéger des razzias comoriennes et malgaches. Mais c’est une réécriture de l’histoire. La réalité historique, c’est qu’on est à l’époque dans un moment de rivalité politique avec l’empire britannique. La France n’est pas arrivée sur un cheval blanc. L’enjeu était autre, c’était surtout, à terme, la conquête de Madagascar. De son côté, le sultan Andriantsoly qui régnait alors sur Mayotte aurait très bien pu vendre l’île aux Anglais s’ils avaient été plus offrants.
Il y a également cette idée que la France a apporté la liberté en abolissant l’esclavage en 1846. C’était dans l’air du temps, de toute façon. Sauf que le système esclavagiste qui existait auparavant dans les sultanats, ce n’était pas du tout les mêmes conditions que pour les esclaves dans les plantations de cannes à sucre. L’esclavage a été remplacé par l’engagisme. Et globalement, on sait que c’est un système d’esclavage déguisé, malgré l’introduction d’un droit sommaire. A Mayotte, les conditions de travail avec l’engagisme étaient beaucoup plus dures que la condition d’esclave dans les sultanats.
Vous dites également que le Oui à la France est plus ambigu qu’il n’y parait, que c’est davantage un Non aux Comores. Pourquoi ?
L’idée de devenir un département a émergé dès 1958. La volonté de devenir département, revenait à clore le dossier : être vraiment intégré dans la République et faire disparaitre la menace comorienne. Mais la demande de départementalisation n’est pas solidaire d’une volonté d’assimilation au modèle français. C’est en ce sens qu’on n’a jamais posé la question de savoir ce que cela veut dire de devenir un département français, en termes éducatif, économique, politique, de rapport au droit, d’organisation familiale, villageoise, religieuse, etc. On voit bien que la mise aux normes françaises de la société mahoraise va vraiment bousculer la société de fond en comble, et cela n’a jamais été posé.
"A Mayotte, le niveau d’inégalités est quatre fois supérieur à celui enregistré dans l’Hexagone"
Nicolas Roinsard
Vous écrivez que la départementalisation a eu tendance à accentuer les inégalités de la société mahoraise…
C’est clairement un effet de la départementalisation. Les quatre DOM historiques détiennent les records en termes de chômage, de pauvreté, de populations couvertes par le RSA. Tous les indicateurs de vulnérabilité sociale y sont au rouge.
On a un type de développement où, d’un côté, on sur-rémunère une fonction publique locale, et d’un autre côté on a des classes populaires qui vont vivoter entre chômage, emplois aidés, contrats précaires avec parfois moins de droits, comme à Mayotte où le RSA est à 50% du RSA métropolitain. Mayotte est le département le plus inégalitaire de France, selon les données de l’INSEE et en particulier l’enquête Budget des ménages. Le niveau d’inégalités est quatre fois supérieur à celui enregistré dans l’Hexagone.
Vous abordez également les effets de la départementalisation sur le genre, les femmes en particulier…
Il y a des femmes qui sont gagnantes. Les femmes qui ont été scolarisées, qui sont allées faire des études à La Réunion ou en métropole et qui reviennent occuper un emploi à Mayotte, sont plutôt dans des trajectoires de mobilité sociale et d’émancipation féminine.
Sauf que ce n’est pas vrai de cette génération de femmes qui ont plus 45-50 ans, qui n’ont pas forcément été scolarisées et qui sont dans des difficultés économiques nouvelles. On est dans un moment de mutation brutale. A Mayotte, l’un des premiers mots que j’ai beaucoup entendu beaucoup au début de mes enquêtes, c’est : "Ca va vite, ça va trop vite."
Dans les entretiens que j’ai menés, il y a un signifiant qui ressort sans arrêt, c’est le mot "facture". Cela dit quelque chose de cette monétarisation des échanges. Leur souci, c’est qu’elles n’ont pas les moyens de rentrer pleinement dans cette vie moderne. D’un côté le RSA est à 50% du RSA en métropole, et de l’autre la vie est plus chère.
Beaucoup se retrouvent spectateurs d’un devenir qu’on a réclamé mais dont on ne maitrise pas forcément les tenants et les aboutissants.
"On ne nait pas délinquant. Il y a une construction sociale dans toute trajectoire de vie"
Nicolas Roinsard
En déplacement à Mayotte la semaine dernière, le ministre des Outre-mer, Gérald Darmanin, a évoqué la création d’un "lieu de rééducation et de redressement encadré par des militaires", pour les jeunes délinquants. Qui sont ces mineurs isolés ? Vous avez notamment suivi Nhadi…
Le but de la démarche sociologique, c’est d’aller étudier la genèse des dispositions sociales. On ne nait pas délinquant. Il y a une construction sociale dans toute trajectoire de vie. Nhadi, c’est un enfant qui arrive à l’âge de six mois avec sa mère. Il vit dans un bidonville autour de Mamoudzou, sa mère se fait expulser, il est accueilli par la sœur de sa mère mais très vite il fait l’école buissonnière et il est récupéré par une bande à l’âge de dix ans.
Il y a des trajectoires de vulnérabilité juvénile qui sont le produit de la pauvreté, de la trajectoire migratoire de ces hommes et femmes qui quittent la misère absolue d’Anjouan et qui une fois à Mayotte, peuvent aussi se faire expulser d’un moment à l’autre, ce qui produit le phénomène des mineurs isolés. L’équation compliquée d’un point de vue politique, c’est de continuer de développer Mayotte et de juguler l’immigration quand dans l’environnement régional, on a des pays comme les Comores ou Madagascar qui ont un PIB respectivement 13 et 25 fois inférieur à celui de Mayotte. Plus on creuse le fossé économique et plus on crée les conditions objectives de la migration.
Et vous laissez entendre qu'une politique répressive a tendance à alimenter cette violence ?
Oui, ce sont les propos que m’ont rapporté ces jeunes-là. Je n’ai pas eu trop de problèmes à recueillir leurs témoignages, notamment Nhadi qui est un délinquant professionnel, qui a fini en prison trois mois après l’entretien. C’est un chef de bande. Il a vraiment eu envie de me raconter son histoire pour construire un autre récit. Nhadi a compris beaucoup de choses, il n’est pas dupe de sa trajectoire.
Il y a une espèce de mécanique implacable, avec des questions de survie économique, de violence institutionnelle avec sa mère expulsée, lui qui devient un mineur isolé. Chez les jeunes les plus marginalisés, se construit une haine vis-à-vis de la France et de Mayotte. Il y a comme un retournement de la violence. La violence institutionnelle est moins visible, mais ces jeunes-là ils la connaissent et elle détermine leur trajectoire.
Certains ont pu me dire : "La violence qu’on rend ne sera jamais à la hauteur de celle qu’on a reçue depuis qu’on est gamins." Il faut une voie de sortie. On peut espérer un autre discours pour des gamins de 16 ans qu’un seul discours pénal. Qu’est-ce qu’on a d’autre à leur offrir pour les 20 années qui viennent ?
Un autre gamin, de nationalité française, me disait : "Nous sommes les enfants oubliés de la République". Il avait 23 ans. Beaucoup ont ce sentiment d’être délaissés. Ils observent Mayotte qui se transforme mais ils n’ont pas vraiment de place à occuper dans cette nouvelle société.
"A l’époque de l'instauration du visa Balladur, en 1995, il y avait 15% d’étrangers à Mayotte, aujourd’hui on est à 48%"
Nicolas Roinsard
La question du visa Balladur, instauré en 1995, est revenue durant cette visite ministérielle. Est-ce le point de départ des difficultés de la lutte contre l’immigration irrégulière ?
En 1995, il y a eu l’instauration du visa Balladur dans la foulée des lois Pasqua. A l’époque, il y avait 15% d’étrangers à Mayotte, aujourd’hui on est à 48%. C’est à partir de ce moment-là que les traversées se sont faites de manière clandestine, donc en kwassa kwassa, avec tous les naufrages qui vont avec. On estime à plus de 10 000, les décès depuis 1995.
Il faut se représenter la vie d’un archipel. Historiquement, il y a toujours eu des mariages inter-îles, il y a toujours eu de la circulation. Et même, je dirais que le brassage des populations, c’est aussi un effet de la colonisation. Dès le XIXème siècle, quand il a fallu trouver des bras, notamment pour les plantations à Anjouan ou Mayotte, il y a eu des flux migratoires organisés par l’empire colonial.
Avant l’instauration du visa, des Comoriens venaient et repartaient. Là, on fabrique de la frontière et de la fermeture. Une fois qu’on est à Mayotte, on réfléchit à deux fois avant de retourner aux Comores parce qu’on sait qu’il va falloir près de 300 euros pour la traversée. Et puis le risque inhérent à la traversée, c’est la mort. En langue locale à Anjouan (le shindzuani), on dit "Acheter la traversée, c’est acheter la mort". Il n’y a pas une famille comorienne qui ne connait pas quelqu’un qui est décédé en mer.
Par rapport à ce savoir-faire migratoire, aux enjeux économiques de la migration et aux liens de parenté qui lient les habitants de l’archipel, on aura du mal à empêcher les gens de venir, à moins de construire un mur. Mais est-ce que c’est cela que l’on veut pour demain ?
Comment la société mahoraise pourrait-elle évoluer ?
Je ne suis pas devin mais en tout cas, ce qui m’a surpris lors de mes derniers séjours à Mayotte, c’est ce sentiment, qui est tout à fait récent, que "La France se moque un peu de nous". On ne l’aurait jamais entendu dans les paroles des anciens. Depuis 2011, il y a une série de mouvements sociaux contre la vie chère, pour l’égalité réelle, contre l’immigration, etc.
Ce que j’ai essayé de montrer, ce sont les ruptures et continuités, de la colonie au département. Il a fallu 50 ans pour que les quatre DOM historiques obtiennent les mêmes droits sociaux. Et Mayotte est en train de prendre cette trajectoire-là. Mayotte arrive en 2011. Les Mahoraises et les Mahorais sont en droit d’attendre que cela aille un peu plus vite qu’en 1946. C’est un peu cela qui est en jeu, du point de vue du droit et du développement de l’île.
Ensuite, sur la question épineuse de la pression migratoire, qu’il faudra bien régler d’une manière ou d’une autre, l’enjeu, on le sait, c’est de penser une politique à l’échelle de l’environnement régional et non pas seulement à celle de Mayotte. Cela se fait déjà un peu, avec de la coopération et de l’aide au développement à destination des Comores, mais pas suffisamment a priori.
"Une situation postcoloniale. Mayotte ou le gouvernement des marges", de Nicolas Roinsard, 351 pages, CNRS éditions.