Dans les années 1970, la cité fut l'une des premières à sortir de terre. Elle logeait une population qui affluait alors de toutes parts, fournissant les bras nécessaires au développement économique porté par le boom de l'industrie du nickel. Les années ont passé : il y a quatre ans, l'immeuble a été le seul des neufs bâtiments du quartier à être rénové, avant la suspension d'un programme de réhabilitation. Les huit autres sont quasiment tous vides.
Le travail a été bien fait "mais on est quand même un peu oubliés", glisse le jeune homme de 22 ans en jetant un œil par la fenêtre, offrant une vue imprenable sur le reste de la cité et son délabrement. Presque tout a fermé, y compris le petit commissariat qu'était venu visiter Emmanuel Macron en 2018. Désormais, un appartement au rez-de-chaussée d'un des bâtiments désaffectés sert de QG où s'organise la solidarité.
On y planifie les tournois de pétanques et les parties de bingos servant à collecter l'argent des petits-déjeuners et des repas des enfants. En haut de la cité, un terrain a été défriché pour y faire un potager collectif. "On fait à manger ici pour que chacun puisse avoir au moins un repas", explique Billy, un animateur socio-éducatif qui a récemment perdu son emploi, comme de nombreux habitants du quartier. "Beaucoup d'habitants n'ont plus de quoi payer la cantine scolaire", reprend-il : "Ils gardent de quoi payer le loyer et l'eau. L'électricité, on peut faire sans, mais c'est dur."
Quatre mois après les émeutes qui ont secoué la Nouvelle-Calédonie et ravagé son tissu économique, près d'un tiers des salariés du privé ont eu recours au chômage partiel. La crise s'est étendue au logement social, qui héberge selon la Cour territoriale des comptes 20% des habitants de Nouméa. Selon Milakulo Tukumuli, le fondateur du parti Eveil océanien (EO) qui a ravi en août la présidence du Congrès aux indépendantistes, "un logement social sur deux est en situation d'impayé". Le principal bailleur social du territoire, fragilisé avant la crise, est menacé de faillite.
"Un fossé s'est creusé"
A côté d'un groupe de chrétiens évangéliques qui entonnent des chansons religieuses, Jean-Baptiste Dialla, le père de Stanley et l'un des référents du quartier, s'agace des nouvelles constructions qui poussaient comme des champignons dans Nouméa avant la crise pendant que son quartier se dégradait inexorablement.
Lui défend l'idée d'un gel des loyers auprès des responsables politiques et des bailleurs sociaux, mais estime que la crise est globale. Il évoque le ticket de bus à 4,20 euros, l'électricité qui a pris 30% et "le carton de poulet passé de 15 à 40 euros". "Le 13 mai a aggravé la situation, mais la misère était déjà une réalité", constate amèrement le référent du quartier.
"Un fossé s'est creusé entre les habitants du quartier et leur administration", confirme Auriane Trolue, une militante de l'ONG "Marche mondiale des femmes", qui aide les familles dans leurs démarches administratives. "Il y a beaucoup de colère et d'incompréhension", ajoute-t-elle.
Depuis une dizaine d'années, des associations comme la sienne réclament une étude pour mieux comprendre "les injustices liées au mépris de classe" et aux discriminations en Nouvelle-Calédonie. Des différences de traitement qui peuvent en partie expliquer les émeutes qui ont frappé l'archipel, croient certains. Pour Arnaud Chollet-Léakava, un responsable du FLNKS qui dirige la Fondation pour les sans-voix, les pouvoirs publics "doivent se réveiller" sous peine de "révoltes du désespoir" et d'un "nouveau 13-Mai".
Autre ressentiment, selon Billy, l'animateur socio-éducatif, les contrôles policiers incessants visant la population majoritairement kanak des quartiers défavorisés. "On ne peut plus sortir sans être arrêtés. C'est flagrant, la manière dont ils nous punissent de s'être révolté... Et au fond des gens, ça bout."