Dans "Nuit d’épine", Christiane Taubira déroule ses multiples fragments de vie

Avec son nouvel ouvrage, "Nuit d’épine" (Plon), l’ex-garde des Sceaux Christiane Taubira raconte son amour de la nuit, et revient sur certains moments décisifs de sa carrière professionnelle et de sa vie personnelle. Bonnes feuilles.
Le livre de Christiane Taubira figure parmi les dix titres retenus dans la sélection finale du Grand prix du roman de l'Académie française, qui sera décerné le 31 octobre. Pourtant, "Nuit d’épine" n’est pas un roman. C’est un récit autobiographique écrit à la première personne, où l’ancienne ministre guyanaise raconte les moments qui l’ont marquée. Pour cela, elle se révèle une formidable écrivaine, autant qu’elle est une fantastique oratrice, et une fine analyste de nos réalités sociopolitiques. 

Dans un maelstrom de mots et de références littéraires et musicales, qui rendent justice à sa grande culture, Christiane Taubira évoque son enfance et sa jeunesse en Guyane, parfois tendre mais aussi difficile, ses avides lectures, ses indignations et les engagements politiques qui suivront, jusqu’au plus haut sommet de l’Etat. Elle n’aborde évidemment pas tous les aspects de son parcours. Mais on y retrouve certains fragments emblématiques. Son premier voyage en Afrique du Sud comme observatrice internationale - elle était alors députée - à l’occasion des premières élections démocratiques dans ce pays en avril 1994, qui virent la victoire de Nelson Mandela ; son combat acharné pour le mariage pour tous à l’Assemblée nationale ; ses rencontres avec le couple Obama à la Maison Blanche ; et ce « vendredi 13 », cette « nuit d’horreur » de l’attentat au Bataclan, suivi des controverses liées au durcissement de la législation, puis, plus tard, à la démission de la ministre.
 

Extraits 

(Intertitres de la rédaction) 

L’Outre-mer
"C’est que ce côté nôtre c’est l’autre côté, l’Outre-mer… Et voilà comment on vous désaxe la tête : le chez soi hors champs. Ainsi se déploie la toute première présence sociale : par l’absence, le silence, l’inexistence. Comment y survit-on ? Par instinct d’abord, puis par défi…"

"De toute façon, ici, l’administration est hostile aux usagers. Sous-citoyens. Les fonctionnaires débarquent avec leurs primes à tout-va, leur sur-rémunération et leur train de vie inflationniste, hop, ils changent de classe sociale, restent entre eux et dès qu’ils dirigent quelque chose, parfois un simple service, ils passent à la télé. Là d’où ils viennent personne ne les connaît ni ne s’en soucie. Ici ils sont personnages publics. Ils coupent, ils hachent, ils méprisent."

L’esclavage
"Et nous sommes toujours sur nos gardes. Comme saisis d’une espèce d’incertitude ontologique. (…) Cela nous rend impitoyables les uns envers les autres. Là où nous devrions déverser des flots d’amour pour nous sauver nous-mêmes, nous nous méfions les uns des autres. On peut y déceler les traces têtues de la période esclavagiste. Nous ne l’avons pas connue, nos parents non plus et personne n’en parle. Pourtant, ces traces serpentent encore à l’intérieur de nous tant nous avons ingéré d’interdits et d’exclusions et digéré en sauve-qui-peut leur écorce amère."

Kourou
"La ville de Kourou est sanctuarisée. C’est de là que la France est devenue une puissance spatiale. Et qu’elle exerce un magistère européen. Elle s’appelle d’ailleurs Kourou, cette pointe d’Amérique du Sud, le port spatial de l’Europe. Ses bâtiments et sa rampe de lancement s’étendent sur une superficie équivalant à la surface totale de l’île de la Martinique. Plus de mille kilomètres carrés. Pris sur la forêt primaire. Pas seulement. Pris aussi sur la totalité d’une commune dont les habitants ont été expulsés et expropriés."

Révoltes
"Chaque génération, quand même ! C'est sans répit. Bientôt Noël. 1963. De jeunes Martiniquais défient le pouvoir gaulliste. Une femme et dix-sept hommes. À peine trentenaires. OJAM ! ça en jette ! ça s'ajoute au marronnage, aux grèves d'ouvriers agricoles, aux révoltes que les ministres, préfets et reporters appellent émeutes. Ça renie le doudouisme. En Guyane, en cette année 1980, le GRAJ menace. Il a emprunté son nom à ce serpent à carreaux dont la morsure est mortelle. La Guadeloupe n'est pas en reste. GONG ! ça claque. Les fusils d'assaut aussi claquent. 1967. Combien de morts ? On mettra longtemps, longtemps à le savoir. Si on le sait jamais. C'est le Droit du non droit."

La jeunesse
"J’ai une espèce de faible chronique pour les prochaines générations. Je suis une optimiste indécrottable, je crois aux capacités de la jeunesse, j’en suis toujours à anticiper les surprises qu’elle nous prépare. Qu’il s’agisse de merveilles ou de heurts, de fidélité ou de mise en cause, de rejets y compris de ruptures. Je n’ai qu’une mesure, qu’elle y mette du talent ou s’en explique par d’audacieux ou d’originaux raisonnements."

Christiane Taubira, "Nuit d’épine" – éditions Plon, 317 pages, 16.90 euros.