Obsèques et polémique après l'assaut de la grotte d'Ouvéa

Les obsèques des 19 militants indépendantistes tués au cours de l'assaut de la grotte de Gossanah, le 5 mai 1988, à Ouvéa, en Nouvelle-Calédonie.
En mai 1988, la Nouvelle-Calédonie vit une tragédie : la prise d'otages puis l'assaut donné sur la grotte d'Ouvéa. Trente ans après ces événements dramatiques, La1ere revient sur les faits, avec des témoignages inédits.

Le 5 mai 1988, sur l'île d'Ouvéa en Nouvelle-Calédonie, des forces spéciales et le GIGN prennent d'assaut la grotte de Watetö, près de la tribu de Gossanah. A l'intérieur, vingt-deux gendarmes et un magistrat sont retenus par une vingtaine de militants indépendantistes. Après plus de six heures d'échanges de tirs et de combat violent, le bilan est terrible. Dix-neuf indépendantistes et deux militaires sont tués. C'est la fin d'une crise calédonienne qui dure depuis le 22 avril, date de la prise d'otages à la gendarmerie de Fayaoué. Le 8 mai, les militants indépendantistes tués sont enterrés, mais les questions sont nombreuses.


Trente ans après, retour sur cette tragédie, à la veille d’un référendum sur l’indépendance de la Nouvelle-Calédonie, prévu en novembre prochain. Jusqu'au 26 juin, La1ère donne la parole aux petits et grands témoins des "événements" de 1988.

Retrouvez ici tous les volets de notre série "Il y a 30 ans".
Le 8 mai 1988 à Ouvéa, des personnes se recueillent devant les sépultures des militants indépendantistes tués au cours de l'assaut de la grotte de Gossanah.

Benoît Saudeau, rédacteur en chef à RFO Nouvelle-Calédonie

Le 5 mai 1988, à 6h15, l'opération "Victor" est enclenchée. Entre les deux tours de l'élection présidentielle, le président François Mitterrand et son Premier ministre de cohabitation, Jacques Chirac, donnent tous deux l'ordre d'un assaut sur la grotte de Gossanah. Après près de deux semaines de prise d'otages, le GIGN, les parachutistes de la gendarmerie et de l'armée de terre ainsi que le commando Hubert, unité des forces spéciales de la marine nationale, lancent l'action militaire.

L'assaut va durer près de six heures. Ouvéa se noie dans un bain de sang : dix-neuf militants indépendantistes et deux militaires sont tués. Les heures qui suivent l'opération marquent le retour des journalistes à Ouvéa. Depuis le début de la prise d'otages à la gendarmerie de Fayaoué, le 22 avril, l'île était interdite aux médias. Au lendemain de l'assaut, les journalistes sont autorisés à se rendre à la grotte de Gossanah encadrés par l'armée.

Regardez ci-dessous les premières images d'Ouvéa le 6 mai 88 sur RFO Nouvelle-Calédonie :

"On connaissait l'attaque, on savait qu'il y avait eu des victimes, et l'histoire se déroulait sans nous, se souvient Benoît Saudeau, rédacteur en chef à RFO Nouvelle-calédonie en 1988. Les médias ont été totalement écartés de l'histoire de ce pays. Jusqu'au 5 mai, et y compris le 5 mai, c'était "silence radio". Ouvéa était une île coupée du monde, et une Calédonie coupée de sa propre histoire". "Nous n'avons pas pu faire notre métier, regrette Benoît Saudeau, trente ans après. Même encadrés, même tenus par la main, nous aurions dû faire quelque chose".

Je pense que si les médias avaient pu normalement faire leur métier, l'histoire aurait pu être différente.

Regardez ci-dessous le témoignage de Benoît Saudeau :

Les obsèques des 19 militants indépendantistes tués au cours de l'assaut de la grotte de Gossanah, le 5 mai 1988, à Ouvéa, en Nouvelle-Calédonie.

Lanessy Waïna, sœur d'un porteur de thé décédé

Le 8 mai 1988, Ouvéa enterre "ses dix-neuf enfants". Les obsèques ont lieu à Wadrilla, dans le centre de l'île. Les dix-neuf militants indépendantistes reposent dans une fosse commune, creusée dans le corail, au bord de l'océan Pacifique. Ce 8 mai 1988, Lanessy Waïna enterre son frère, Amosa. Soutenue à bout de bras par ses proches, l'adolescente avance en pleurs vers le cercueil de son frère.

Regardez ci-dessous le reportage de RFO Nouvelle-Calédonie en 1988 : 

Mes parents étaient à Nouméa, je gardais ma grand-mère à la maison, à Ouvéa", se souvient Lanessy Waïna, originaire de la tribu de Gossanah. Amossa, son frère, est âgé de 21 ans. Il fait partie des porteurs de thé qui ravitaillent la grotte. "Je savais qu'il avait porté le thé à la grotte le 5 mai. Le soir de l'assaut, j'ai fait le tour de la tribu pour demander où il était. Personne ne répondait. Tout le monde était sous le choc, se souvient-elle. Je n'ai rien su ce soir-là. C'est seulement à l'identification des corps que je l'ai appris".

"Mon frère a été abattu par des militaires français après l'assaut de la grotte", affirme Lanessy Waïna. Selon plusieurs témoins, il aurait reçu une balle alors qu'il tentait de fuir"J'étais en colère, je me demandais pourquoi, pourquoi lui ?", explique Lanessy qui a encore en tête les bruits des hélicoptères et des tirs de ce 5 mai 1988. La grotte se situe à seulement quelques kilomètres à vol d'oiseau de la tribu de Gossanah. 

Trente ans après, je remercie Dieu car il m’a aidée à pardonner, à regarder devant et à aimer mon prochain. 30 ans après, mon cœur est en paix.

Regardez ici le témoignage de Lanessy Waïna :

Le président François Mitterrand prononce son allocution officielle après l'annonce de sa réélection lors du second tour de l'élection présidentielle, le 8 mai 1988 à la mairie de Chateau-Chinon.

Marie-Paule Robert, membre du PS local en 1988

Le même jour, le 8 mai 1988, entre tristesse et colère, les habitants d'Ouvéa se rendent aux urnes pour le deuxième tour de l'élection présidentielle. La Nouvelle-Calédonie vote quelques heures avant la métropole en raison du décalage horaire. Le 9 mai, les résultats tombent. Le président socialiste François Mitterrand est réélu avec près de 54 % des voix.

En 1988, Marie-Paule Robert était une jeune militante du Parti socialiste en Nouvelle-Calédonie. "Une petite main qui collait surtout des affiches, sourit-elle. Nous faisions le travail de l'ombre derrière notamment Max Chivot (président de la section locale du PS, ndlr)". Après une campagne électorale difficile en Nouvelle-Calédonie, Marie-Paule Robert apprend "avec joie" l'élection de François Mitterrand. "La droite locale était dans la toute puissance et elle pensait qu’elle allait gagner, raconte-t-elle. Il y a eu comme un moment de stupéfaction, comme s’ils étaient terrassés par la nouvelle. Ils étaient prostrés. Nous, au contraire, nous sentions l’espoir renaître".

Regardez ci-dessous les premiers mots de François Mitterrand sur la situation en Nouvelle-Calédonie le jour de sa réélection :

"François Mitterrand représentait la gauche. En tant que femme de gauche, je savais que les socialistes étaient capables de se remémorer des décolonisations, telles que celles d'Algérie, et de mettre en œuvre des processus qui obligent les gens de ce pays à se parler, affirme Marie-Paule Robert. François Mitterrand devait absolument travailler avec les gens de ce pays, décortiquer leurs fantasmes, leurs peurs, leurs angoisses pour les aider à grandir et à avancer. Il fallait réintroduire le dialogue, permettre aux hommes et aux femmes de se parler à nouveau. François Mitterrand a réussi cela".

Regardez ci-dessous le témoignage de Marie-Paule Robert : 

Après sa réélection, le chef de l'Etat confie à son Premier ministre, Michel Rocard, une mission destinée à renouer le dialogue en Nouvelle-Calédonie. Michel Rocard fait appel à trois personnalités : le pasteur Jacques Stewart, protestant, le Chanoine Paul Guiberteau, catholique et Roger Leray, franc-maçon et ancien Grand Maître du Grand Orient de France. Christian Blanc et Pierre Steinmetz, deux anciens préfets connaissant la Nouvelle-Calédonie, et un spécialiste du droit, Jean-Claude Périer, complètent la mission. Pour Marie-Paule Robert, elle "a rencontré tous les hommes susceptibles de rapprocher et de ramener du bons sens et de la raison face à quelque chose qui était parti dans le délire, la haine, et le mépris de l’autre".

Regardez ici la réaction de Max Chivot, président de la section locale du PS après la réélection de François Mitterrand :

Très vite, le temps judiciaire rattrape celui de la politique. Dans les semaines qui suivent l'assaut du 5 mai, la polémique ne cesse d'enfler sur le bilan de cette opération Victor : dix-neuf morts du côté des indépendantistes et deux du côté des militaires. Deux procédures sont ouvertes, l'une militaire, l'autre judiciaire. Le 13 mai 88, le ministre de la défense, Jean-Pierre Chevènement, ordonne une enquête de commandement (interne aux armés, ndlr) qui durera une quinzaine de jours. Le 30 mai, face à la presse, Jean-Pierre Chevènement réfute les accusations d'exécutions sommaires, mais admet toutefois qu'Alphonse Dianou a trouvé la mort dans "des conditions pour le moins suspectes". Il déclare que "l'honneur de l'armée n'est pas engagé", mais reconnaît toutefois que : 

des actes contraires au devoir militaire ont été commis. Croyez bien que je le dis avec beaucoup de peine. (...) Ces actes seront sévèrement sanctionnés.

Regardez ci-dessous la déclaration de Jean-Pierre Chevènement sur RFO Nouvelle-Calédonie :

Parallèlement, une information judiciaire est ouverte et une plainte contre x est déposée pour "homicides volontaires, coups et blessures volontaires, et non-assistance à personne en danger". Elle porte sur les circonstances de la mort de trois militants indépendantistes au moment de la libération des otages : Alphonse Dianou, Wanceslas Lavelloi et Amossa Waïna, le porteur de thé. Entre temps, le journal "Le Monde" publie le témoignage d'un militaire qui accuse un gendarme du GIGN d'avoir tiré sur Alphonse Dianou, alors que le chef des preneurs d'otages était à terre.

Regardez ci-dessous le résumé de la situation sur RFO Nouvelle-Calédonie le 1er juin 1988 :

Ci-dessous la fameuse photo publiée le 27 mai 1988 par Paris-Match. Blessé, Alphonse Dianou est allongé sur une civière au milieu des autres preneurs d'otages qui ont survécu à l'assaut. Faits prisonniers, ils seront incarcérés dans des prisons parisiennes jusqu'à la première loi d'amnistie adoptée en novembre 1988. 

En mai 88, cette photo est publiée dans Paris Match. Au centre, Alphonse Dianou allongé sur un brancard.

Patricia Dianou, sœur d'Alphonse Dianou

Cette polémique, Patricia Dianou, la grande sœur d'Alphonse Dianou, le chef des preneurs d'otages, s'en souvient. Âgée d'une trentaine d'années à l'époque, elle vit sous le même toit que son frère à Nouméa. "La dernière fois que je l'ai vu c'était le 20 avril, il me disait qu'il partait faire le tour de la Calédonie, sa compagne pleurait, je lui ai dit : - reviens, sinon tu seras tué comme Eloi (Machoro, leader indépendantiste) - , mais Alphonse ne m'a pas écoutée", raconte Patricia Dianou dont l'autre frère, Hilaire, faisait aussi partie des preneurs d'otages.

Le 22 avril, elle se doute que son frère, Alphonse, fait partie des preneurs d'otages, mais elle n'imagine pas qu'il en est le leader. "Avant, il était joyeux, sortait souvent avec ses copains, faisait beaucoup de volley, mais son comportement avait changé depuis la mort d'Eloi Machoro, remarque Patricia Dianou. Il était tout le temps à la maison, il s'enfermait longuement pour travailler sur des documents. Il était plus stricte, plus isolé".

Regardez ci-dessous le témoignage de Patricia Dianou : 

Trente ans après, Patricia Dianou n'a "jamais accepté la mort d'Alphonse" et "la mort des autres aussi comme Amossa ou Wanceslas Lavelloi". "Il s'agissait d'exécutions sommaires, affirme-t-elle. Aujourd’hui, je porte le deuil de mes frères, et je veux que la justice soit faite. Elle seule peut calmer les amertumes. Je n’accepte pas que l’Etat Français vienne jusque dans un territoire français pour tuer les Français, et spécialement les kanak". Ces trente dernières années, Patricia Dianou a élevé le fils de son frère, Alphonse.

Trente ans après, je ressens de la haine, mais j’arrive à la maîtriser, parce qu’il y a les enfants. On a laissé des orphelins.

Les cercueils des militants indépendantistes, le 11 juin 1988.

Alain Benson, lieutenant-colonel de gendarmerie

Le lieutenant-colonel Alain Benson est arrivé à la grotte de Gossanah dans l'heure qui a suivi la libération des otages. Il est chargé des opérations de police judiciaire après l'assaut. "Les militaires qui étaient partis avaient compté quinze morts et moi j’ai trouvé dix-neuf cadavres, explique-t-il. On a donc pu supposer que les quatre avaient été exécutés sommairement. Je m’inscris en faux. J’étais présent, mon équipe d’OPJ était présente et ça ne correspond pas du tout à notre déontologie. On aurait pas achevé des personnes ou fait des exécutions sommaires".

Regardez ci-dessous le témoignage du lieutenant-colonel Benson : 

Dans les heures qui suivent l'assaut, le lieutenant- colonel Alain Benson doit retirer les corps du site : "La presse arrivait le lendemain, il fallait faire vite". Alain Benson affirme avoir vu Alphonse Dianou vivant. "Il avait une perfusion qui malheureusement avait été décrochée, peut être enlevée par quelqu’un. Geste maladroit ou volontaire ? Je n’en sais rien, poursuit-il. Le procureur de la République, Jean Bianconi, m’a dit : - attention, parce que je pense qu’il est peut être menacé - ". Désormais en retraite, Alain Benson affirme qu'avant l'évacuation d'Alphonse Dianou, il a "donné des consignes pour qu’il soit surveillé, toujours placé sous perfusion et emmené au service de secours".

Dianou m’intéressait à double titre. D’abord c’est un blessé et ça se respecte, et deuxièmement il était le chef et ça m’intéressait de pouvoir l’entendre et enquêter pour savoir ce qu’il s’était passé et quels étaient les véritables instigateurs de ce coup de force.

Trente ans après le colonel Benson estime que la disparition de Dianou est ce qu'il "considérerait comme la seule bavure à son niveau".

D'après les autopsies pratiquées en 1988 sur les corps, certains militants indépendantistes ont été exécutés d'une balle dans la tête, d'autres d'une ou plusieurs balles dans le dos. Ouverte en mai 1988, l'enquête judiciaire sera finalement suspendue par les lois d'amnistie adoptées en novembre 1988 et janvier 1990 sous le gouvernement de Michel Rocard.

Des femmes s'accrochent aux cercueils des militants indépendantistes tués lors de l'assaut à la grotte d'Ouvéa en mai 1988.

A suivre…

Notre série “Il y a 30 ans” continue la semaine prochaine avec de nouveaux témoignages et notamment celui du grand chef de la tribu de Wadrilla. Nous entendrons également des témoignages sur la Grande-Terre, à Canala, où les tensions sont vives pendant les événements d'Ouvéa.

Rendez-vous, lundi 14 mai, pour un nouveau grand format et d’ici là, retrouvez chaque jour un témoignage sur les pages Facebook et Twitter de La1ère et sur France Ô à 18h50. N’hésitez pas à partager, twitter et commenter ces témoignages.