Un mois après l'attaque de la brigade de Fayaoué à Ouvéa, le 22 avril 1988, la prise d'otages des gendarmes et l'assaut final mené sur la grotte de Gossanah, l'île d'Ouvéa va tenter de retrouver une vie "normale". Marqués par la présence militaire et le deuil après la disparition des dix-neuf militants indépendantistes tués à la grotte de Gossanah, les habitants d'Ouvéa essaient de reprendre petit à petit leur vie quotidienne. Dans les écoles, les églises, et les commerces, les traumatismes et les douleurs sont à vif.
A l'approche du référendum sur l'indépendance de l'archipel prévu le 4 novembre 2018, retour jour après jour sur les événements de 1988. Jusqu'au 26 juin, La1ère donne la parole aux petits et grands témoins de cette période.
Retrouvez ici les cinq premiers volets de notre série "Il y a 30 ans".
Evelyne Capoa, directrice de l'Ecole Pilote
Après la tragédie, Ouvéa, petite île de l'archipel des Loyauté en Nouvelle-Calédonie, va tenter de reprendre une vie normale, ou presque. "Nous n'avons pas attendu que les autorités nous disent de reprendre l'école, raconte Evelyne Capoa, directrice de l'école Pilote à Fayaoué, en 1988. J'ai demandé au président des parents d'élèves si nous pouvions faire quelque chose car les enfants ne pouvaient pas rester à la maison aussi longtemps".
L'école Pilote jouxte la gendarmerie de Fayaoué. Le 22 avril 1988, des enfants sont témoins de l'attaque de la brigade. "Vers 9h, il y a eu les premiers coups de fusil. Un homme est venu vers nous, il avait un pistolet à la main, il m'a dit de regrouper les enfants et de faire attention. Nous avons entassé les élèves dans une classe avant de les ramener chez eux", raconte Evelyne Capoa. Marqués par ce qu'ils ont vu, les enfants quittent l'école pendant plusieurs semaines.
Regardez ci-dessous le témoignage d'Evelyne Capoa :
"Lorsque les enfants reprennent le chemin des classes, l'armée est encore là, se souvient Evelyne Capoa, ancienne directrice de l'école Pilote. L'hélicoptère atterrit dans la cour de l'école. Les enfants sont fouillés, leurs cartables aussi". Les élèves arrivent en classe "dans un silence anormal". "Ils sont inquiets, ils murmurent. Ils ne posent aucune question. Il y avait juste le silence", poursuit Evelyne Capoa.
Après la disparition des dix-neuf, des enfants ont assisté aux enterrements et aux coutumes dans de nombreuses familles. "Ils avaient vécu des choses chez eux, rappelle Evelyne Capoa qui demande alors aux enfants de dessiner. Il fallait qu'ils racontent à leur manière".
Je me souviens des dessins. Des petits jusqu'aux grands, les enfants dessinaient des hommes armés, des cimetières, des tombes, des cercueils et des fleurs.
Trente ans après, Evelyne Capoa accepte de témoigner pour la première fois, "en souvenir de tous les enfants qui étaient là ce 22 avril 1988 et en particulier un petit garçon". Evelyne Capoa avait dans sa classe, le fils du gendarme Lacroix, chef de la brigade de Fayaoué (Retrouvez le témoignage du gendarme Lacroix en cliquant ici).
"Depuis trente ans, je garde en mémoire le visage de ce petit garçon, confie-t-elle avec émotion. Le 22 avril, nous avons ramené tous les enfants chez eux, et j'ai gardé avec moi le petit, je ne pouvais pas l'amener à la gendarmerie. Il s'est retrouvé seul dans la cour, il gardait sa petite main dans la mienne et me souriait. Ce sourire c'était toute la confiance que cet enfant accorde à l'enseignante, mais aussi à la maman que je suis. Il aurait pu pleurer, mais non, il a gardé son sourire. Toutes ces années, je me suis toujours demandé ce qu'il était devenu. Vous me dites qu'il s'en est bien sorti. C'est un cadeau que nous fait la vie après ce drame".
Ci-dessous le message d'Evelyne Capoa au fils du gendarme Lacroix :
Gérald Benjamin, commerçant
En 1988, Gérald Benjamin, 26 ans, est le fils de Fellah, commerçante bien connue sur l'île d'Ouvéa. Gérald travaille avec sa mère au magasin du même prénom : "Chez Fellah". Au lendemain de l'attaque à la gendarmerie de Fayaoué, la famille décide de rouvrir son commerce. "Les gens arrivent tout doucement, ils sont paniqués, inquiets", se souvient Gérald Benjamin. Au même moment, à la recherche des otages, les forces de l'ordre mettent en place des barrages sur les routes de l'île. "La présence des militaires étaient mal perçue, ils traumatisaient les gens avec leurs armes", raconte le commerçant.
Ma mère leur a demandé de déposer les armes avant d'entrer dans le magasin pour ne pas effrayer les vieux et les vieilles qui venaient faire des courses.
Dans les jours qui suivent, le magasin a encore du stock. "A l'époque, un bateau ravitaillait l'île tous les quinze jours et il venait juste de passer", poursuit Gérald Benjamin.
Lorsque les forces de l'ordre localisent les otages, elles se retirent petit à petit de la tribu de Gossanah au nord de l'île. Fellah, la mère de Gérald, lui demande alors d'aller ravitailler les habitants du nord. "Nous avons apporté de l'eau, du sucre, du lait pour les enfants, des couches, tous les produits de première nécessité, raconte Gérald Benjamin qui sera un des premiers à se rendre à Gossanah après le départ des forces de l'ordre. Nous avons vu toutes les exactions. Les forces de l'ordre avaient détruit les sacs de farine, les sacs de riz, il n'y avait plus rien".
Regardez ci-dessous le témoignage de Gérald Benjamin :
Ezeckiel Waneux, ancien employé de La Poste
Fermé le jour de l'attaque de la gendarmerie de Fayaoué le 22 avril 1988, le bureau de Poste d'Ouvéa rouvrira quelques jours plus tard. Il se situe à quelques mètres seulement de la gendarmerie. En 1988, Ezeckiel Waneux, 30 ans, travaille à la poste mobile. "Je desservais les tribus pour la distribution du courrier et le paiement des mandats", explique-t-il.
Regardez ci-dessous le témoignage d'Ezeckiel Waneux :
Le 22 avril, Ezeckiel Waneux prépare sa tournée lorsqu'il entend "des cris et des coups de feu". "C'est comme si la vie s'arrêtait d'un coup", raconte-t-il trente ans après. Malgré tout, dans les jours qui suivent, cet employé de La Poste reprend le travail.
Les gens étaient soulagés lorsque nous avons rouvert. Ils reprenaient la vie. Ce n'était pas facile de reprendre le travail, c'était comme si on ressuscitait.
"J'ai repris la distribution du courrier, mais au nord, la route était bloquée, les habitants de Gossanah avait creusé un fossé pour empêcher les voitures de passer", explique-t-il. Après le départ des forces de l'ordre, traumatisée, la tribu de Gossanah se referme sur elle-même et se coupe du reste de l'île (Retrouvez les témoignages en cliquant ici). "J'allais jusqu'au barrage, je m'arrêtais là et je desservais les clients au barrage, raconte Ezeckiel Waneux. Parfois, quelques clients du nord prenaient aussi leurs embarcations pour venir à La Poste par la mer". La vie a repris, mais les gens se sont posés des questions. "Certains se sont demandés ce qu'ils deviendraient si La Poste devait fermer à nouveau. La Poste était primordiale à l'époque", remarque Ezeckiel Waneux.
Jeno Jomessy, ancien pasteur
En 1988, Jeno Jomessy est le président du conseil régional de l'Eglise protestante de Nouvelle-Calédonie. A l'aube de ses cent ans, cet ancien pasteur estime que la tragédie d'Ouvéa a changé la pratique religieuse.
Depuis le début des "événements" dans les années 80 en Nouvelle-Calédonie, "les protestants et les catholiques sont séparés et ne marchent pas ensemble, estime Jeno Jomessy. A l’arrivée d’un père catholique, le père Caillard, prêtre à Saint-Joseph dans le nord d'Ouvéa, nous avons travaillé pour prier ensemble sur l'île. Jusqu'en 1988, chaque année, le 26 décembre, nous protestants, nous faisions la messe à l’église catholique de Fayaoué, le 27 elle se poursuivait à Saint-Joseph et le 28 à Mouly. Le travail était bien fait, entre catholiques, protestants".
"Ce qui est arrivé à la grotte de Gossanah nous a séparés, affirme l'ancien pasteur. Aujourd'hui, la pratique religieuse n’est plus ce qu’elle était. Il y a toujours quelque chose de dissimulé, de caché, mais quoi ? Je ne sais pas. Est-ce la politique ?" s'interroge-t-il.
Regardez ci-dessous le témoignage de Jeno Jomessy, ancien pasteur :
Le père Rock Apikaoua, archevêché de Nouvelle-Calédonie
Selon le père Apikaoua, la tragédie d'Ouvéa a impacté la vie des protestants comme celle des catholiques. "La communauté catholique d’Ouvéa a participé aux événements d’Ouvéa à tort ou à raison. C’est l’opinion politique qui était mise en avant, mais la dimension chrétienne était toujours là, quelque part", remarque-t-il.
Regardez ci-dessous le témoignage du père Rock Apikaoua :
Quelques semaines après le drame d'Ouvéa, le 29 mai, "la communauté s'interroge sur l'avenir du pays", mais maintient l'organisation du premier pèlerinage de Téné. Quinze kilomètres de marche pour honorer la vierge Marie avec chants et prières. "Un groupe de chrétiens voulait faire passer ce message à la communauté catholique : il ne faut pas laisser la peur nous paralyser et nous tenir loin les uns des autres. D'où le choix de faire passer le pèlerinage à Bourail, au centre du pays", explique le père Apikaoua, vicaire général du diocèse de Nouméa. Quatre ans après le début de violents troubles et alors que la polémique sur l'assaut de la grotte d'Ouvéa fait rage, ce premier pèlerinage de Téné va rassembler 4 000 personnes venues de tout le territoire.
Envoyés après la tragédie d’Ouvéa par Michel Rocard, Premier ministre, des membres de la mission du dialogue vont même participer à la marche. Ce premier pèlerinage de Téné marquera l'Histoire de la Nouvelle-Calédonie. Pour la première fois depuis le début des événements des années 80, Téné rassemble au-delà des clivages politiques.
Regardez ci-dessous le reportage de RFO Nouvelle-Calédonie sur le pèlerinage de Téné :
"Bien que les évènements étaient douloureux et porteurs d’anxiété, il fallait la dominer pour mettre en évidence cette dimension chrétienne de la foi, et se retrouver quelque part", affirme le père Rock Apikawa.
Ce premier pèlerinage de Téné était la réponse de l’église Catholique aux évènements : ne pas avoir peur, continuer de se rencontrer.
A suivre…
Notre série “Il y a 30 ans” continue la semaine prochaine avec de nouveaux témoignages des habitants de Gossanah et de Hwadrilla, et notamment celui de Félix Honème, boulanger de la tribu de Banoutr, Uci Mindia, jeune collégien en 1988, mais aussi Muen Wamo, employé à la mairie d'Ouvéa.
Rendez-vous, lundi 4 juin, pour un nouveau grand format et d’ici là, retrouvez chaque jour un témoignage sur les pages Facebook et Twitter de La1ère et sur France Ô à 18h50. N’hésitez pas à partager, twitter et commenter ces témoignages.